Russell Thomas (Don Alvaro) et Ludovic Tézier (Don Carlo). © Charles Dutoit/Opéra national de Paris
La Force du destin appartient à ces œuvres que Verdi remit sur le métier, tant il était soucieux d’atteindre un idéal théâtral. Ainsi, l’écriture orchestrale est soignée, le chant y est à la fois dramatique et orné, ne renonçant pas au canto di sbalzo, et les proportions de l’œuvre permettent d’aborder une variété de situations et de registres, soit toutes les composantes d’un théâtre pluriel que Verdi n’a cessé de mettre en œuvre.
De cette pluralité résulte une série d’embarras et de défis pour le metteur en scène : chaque acte est séparé par une importante distance temporelle (de quelques mois à plusieurs années) et géographique (de l’Espagne à l’Italie, puis retour en Espagne), et au sein même des actes, l’unité de lieu n’est pas respectée. La production très classique de Jean-Claude Auvray se distingue par une lecture cinématographique du livret, proposant des transitions fondues au noir ou fondues-enchaînées (grâce aux lumières de Laurent Castaingt et à un système de rideaux), des gros plans qui concentrent l’action sur un personnage au moyen de panneaux qui glissent derrière le chanteur, l’isolant du reste et concentrant l’action sur lui, ou encore des travellings panoramiques lorsque la foule traverse la scène pour aller à la bataille… Cette virtuosité du mouvement général est doublée d’une habile transposition dans l’Italie des guerres du Risorgimento, plus familières que les guerres de successions auxquelles le livret original fait référence. Mais la réussite s’arrête au tourbillon visuel car la direction d’acteurs manque de précision et de profondeur et les chanteurs livrés à eux-mêmes en sont réduits à des gestes convenus.
Si la mise à la scène de l’œuvre est complexe parce que le livret se déroule dans une multiplicité de situations, le chant est techniquement difficile. La distribution se révèle à la hauteur des exigences. Souffrante, Anna Netrebko a cédé la place de Donna Leonora à Anna Pirozzi qui anticipe ses débuts à Bastille d’une dizaine de jours. La voix est homogène et puissante, elle colore avec soin la ligne et passé quelques aigus aigres au premier acte, la soprano napolitaine livre une très belle prestation de son duo avec le Padre Guardiano au premier acte, et surtout un « Pace o Dio » émouvant en conclusion de l’opéra. On goûte aussi un italien qui permet de se dispenser (en partie, car la langue est datée) de surtitres. Alvaro est campé par le ténor américain Russell Thomas. Le timbre cuivré est intéressant, mais il nous fait craindre au début de l’opéra des aigus étranglés. Touchant dans « Tu che in seno agli angeli » il dissipe nos angoisses, sans pour autant faire montre d’un sens de la ligne exemplaire. À cet égard, le ténor pâtit peut-être de la présence de sa partenaire de scène, et de celle de Ludovic Tézier. Impeccable Don Carlo di Vargas, le baryton chausse ce rôle comme un gant : la fierté, la rigueur de l’honneur et la morgue du personnage semblent couler de source dans ce chant classieux et admirablement maîtrisé. Mais ce n’est pas tout, Ludovic Tézier triomphe aussi avec autorité de sa cabalette « Egli è salvo », pourtant pavée des difficultés que convoque le slancio. Ferruccio Furlanetto est un grand Padre Guardiano, perce chez lui l’autorité de Philippe II, si la voix n’a plus tous ses moyens, le chant est stylé et le personnage convainc. Nicola Alaimo est un Fra Melitone de luxe, le baryton italien possède l’abattage comique du personnage, qu’il conjugue à des moyens vocaux amples et parfaitement dominés. Enfin, la Preziosilla d’Elena Maximova a la voix pulpeuse, le timbre fruité et tient son personnage de bohémienne, dont le chant n'est jamais surfait ou vulgaire – superbe ra-ta-plan a capella et piano.
Pour emporter tout à fait l’adhésion, il faut un chef qui sache donner toute son ampleur à une riche partie d’orchestre, sans abandonner le théâtre ni alourdir le spectacle. Jader Bignamini, qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris, dose parfaitement l’équilibre entre l’un et l’autre, attentif aux chanteurs, il insuffle dynamisme et soigne les couleurs.
L’Opéra de Paris signe là un très beau spectacle, à la hauteur d’une partition qui mériterait de figurer plus régulièrement à l’affiche.
Jules Cavalié
À lire : notre édition de La Force du destin/L'Avant-Scène Opéra n°321Elena Maximova (Preziosilla). © Charles Dutoit/Opéra national de Paris