Anaïs Constans (Noraïme), Edgaras Montvidas (Almanzor), Thomas Dolié (Alémar), Artavazd Sargsyan (Gonzague, Le Troubadour), Philippe-Nicolas Martin (Kaled), Tomislav Lavoie (Alamir), Douglas Williams (Abderam), Lóránt Najbauer (Octair, le Héraut d'armes), Agnès Pintér (Egilone) ; Orfeo Choir, Purcell Orchestra, dir. György Vashegyi (Budapest, 7-9 mars 2022).
Bru Zane BZ1050. Notice et livret en français et en anglais. Distr. Opus 64.
Il n'est longtemps resté de ces Abencérages, avant-dernier opéra de Cherubini, que l'air d'Almanzor, « Suspendez à ses murs », cheval de bataille de quelques ténors lyriques français, depuis Georges Thill jusqu'à Roberto Alagna en passant par Guy Chauvet dans les années 1960. En 1957, Carlo Maria Giulini en avait tenté une version, abrégée et en italien, au Mai musical florentin, qui ne doit sans doute d'avoir survécu qu'à la présence de la légendaire Anita Cerquetti, étoile filante du chant italien, dans le rôle de Noraïme.
Avec cet enregistrement, le Palazzetto Bru Zane nous en restitue aujourd'hui une véritable intégrale, incluant les éléments de ballet et la suite de danses qui le conclue, ce qui, vu la date de sa composition – 1813 – paraît un peu anachronique et donne l'impression que Cherubini a voulu revivifier les mânes de la tragédie lyrique après avoir été dans les années 1790 le principal promoteur de l'opéra-comique révolutionnaire.
Sans doute le compositeur, sortant d'une période de silence et de disgrâce de dix ans, a‑t‑il voulu s'inscrire dans la lignée des œuvres héroïques au riche décorum qui célébraient l'Empire, inaugurée en 1809 par Spontini et son Fernand Cortez. Il faut bien avouer que le résultat ne convainc que partiellement. Certes, le métier est là, le génie de l'orchestrateur également, mais l'inspiration paraît souvent limitée et le risque de l'académisme pas toujours évité. Il faut sans doute en accuser le livret peu réussi d'Étienne de Jouy qui n'offre guère qu'une matière poétique artificielle et des situations assez banales au compositeur, sinon peut-être au dernier acte lorsque Almanzor, condamné à tort pour avoir « perdu » la bannière de Grenade, est défendu par son « ennemi », le noble Gonzague, ambassadeur du roi catholique Ferdinand, au nom de l'honneur. Ainsi, la « Reconquista » se retrouve-t-elle placée sous le signe d'une sorte de « paix des braves » entre Maures et Catholiques et c'est au sein des tribus arabes même que se trouve la discorde.
Le premier acte souffre singulièrement d'une absence totale de tension dramatique. Le complot des Zégris contre les Abencérages, les amours d'Almanzor et de Noraïme sont d'une convention et d'une tiédeur désespérantes. La fête qui doit célébrer leur union d'un pompiérisme qui culmine dans le chant strophique avec chœur du Troubadour, suivi du ballet des « Folies d'Espagne », qui l'exalte. Il faut attendre le finale pour que le conflit entre les deux tribus rivales suscite un sursaut d'inspiration dans un sextuor avec chœur qui rappelle la grande époque du compositeur. Au deuxième, c'est encore le finale, introduit justement par le fameux air déjà cité, qui voit naître un renouveau dans le langage de Cherubini sous la forme d'un quatuor avec chœur au traitement mélodique étonnant. Enfin le troisième, malgré quelques effets décoratifs un peu appuyés, ne manque pas d'efficacité et le bel air de Noraïme qui l'ouvre préfigure certains airs romantiques.
Il faut toute la fougue et la conviction de György Vashegyi pour animer ce tableau qui reste souvent un peu guindé malgré les efforts d'une distribution de qualité, au français parfaitement compréhensible. Dans les rôles principaux, Anaïs Constans et Edgaras Montvidas sont tout à fait à la hauteur, sans être vraiment inoubliables. La soprano bien chantante paraît un peu claire de timbre pour un rôle créé pour la fameuse Caroline Branchu ; le ténor quant à lui manque un peu de brillant et laisse entendre régulièrement une fâcheuse tendance à avaler certaines syllabes. Du côté des Zegris, le trio des clefs d'ut est sans reproche et Thomas Dolié, le seul à disposer d'un air en propre, apporte toute la noirceur voulue à son rôle de traitre haineux. Artavazd Sargsyan se distingue particulièrement dans le double rôle de Gonzague qui réclame noblesse et héroïsme et dans celui plus lyrique du Troubadour où son ténor haut placé fait merveille. D'excellents comprimari, un chœur de qualité où s'entend quand même une pointe d'accent et un orchestre de belle envergure, réussissent, malgré ses faiblesses, à faire vivre autant que faire se peut cette œuvre hybride où les commentateurs (notamment Jean Mongrédien dans un essai accompagnant le livre-disque) n'hésitent pas à voir un chef-d'œuvre et un précurseur du Romantisme.
Alfred Caron