La Périchole triomphe au Théâtre des Champs-Élysées, et c’est justice, tant le spectacle est merveille. C’est qu’aux commandes se retrouvent ceux qui nous ont depuis des années ravi le public en ce répertoire, Marc Minkowski et Laurent Pelly, avec une distribution ébouriffante.
C’était il y a 25 ans déjà. À l’Opéra de Lyon, une équipe jeune et neuve emportait une distribution tout aussi jeune et neuve dans un Orphée aux Enfers aussi hilarant que mémorable, retrouvant, avec Marc Minkowski au pupitre, une vérité orchestrale renouvelée, jamais lourde, toujours enlevée et avec Laurent Pelly, une présence scénique à l’humour ravageur, mais jamais appuyé. Au théâtre, il faut savoir durer : La Belle Hélène et La Grande Duchesse de Gerolstein au Châtelet, Les Contes d’Hoffmann à Lausanne ont prouvé depuis combien le duo savait faire pétiller Offenbach. Désunis le temps d’un Roi Carotte et d’un Barbe-Bleue lyonnais, où œuvrait seul Laurent Pelly, le couple se reforme aujourd’hui au TCE pour une Périchole, version 1874, qui est un plaisir absolu.
Contrairement à celle proposée au printemps dernier par l’Opéra-Comique, elle respire la subtilité, l’entrain, le sourire complice, sans perdre pour autant un certain regard « social » qui est le fond même de l’œuvre, librement adaptée du Carrosse du Saint-Sacrement de Mérimée.
Laurent Pelly en tout cas part du fond, celui atteint par « une femme qui se prostitue pour manger », terrible constante d’une partie de l’humanité aujourd’hui encore. Pas question de rire ici des pauvres cependant : les puissants et les riches suffisent pour cela. C’est donc dans quelque Pérou non plus d’opérette colorée, mais d’un réalisme contemporain un peu cru (accentué par les ajouts de vocabulaire contemporain très enlevés, dus comme toujours à Agathe Mélinand) que cela débute. Chantal Thomas l’a installé sous une énorme affiche publicitaire côté jardin, affichant le visage du maître du pays en XXL, et une façade tristounette de HLM côté cour, servent de fond à une fête imposée qui s’organise autour de la roulotte des trois Cousines et de grandes tables tréteaux de fête, où le populo tantôt dansant et agité, tantôt figé, viendra boire et saluer son maître quand on le lui demande. Don Andrès (Laurent Naouri, reptilien), incognito, allure de méchant faux-jeton avec imperméable et chapeau tellement voyants, ne pourra s’y intégrer. Quant aux héros, chanteurs de rue d’aujourd’hui tellement croisés, lui (Stanislas de Barbeyrac, à la mâle séduction physique, un rien macho), marcel blanc moulant, pantalon de combat et rangers, elle (Antoinette Dennefeld, liane mobile et filiforme), tatouage, short en jeans et blouson noir, on les a croisés partout. Mais eux déménagent : présence théâtrale exacerbée, crédibilité, personnalité, ils sont Piquillo et Périchole comme rarement, alors qu’on y a vu souvent tant de mauvais théâtre. Car le regard porté sur eux par le metteur en scène et en costumes est moderne, et donc prêt pour la captation TV, qui sera signée François Roussillon. Reste alors à laisser marcher tous seuls Meilhac, Halevy et le Mozart de Champs-Élysées sans en rajouter, et faire confiance au texte, comme on ne le fait plus si souvent aujourd’hui. Alors leur griserie envahit tout. Le contraste est parfait, côté palais, espace noir densifié par de grands miroirs à cadres dorés, devant lesquels la cour des chipies jalouses et snobs en crinolines drôlatiques – avec pour certaines un côté petites sirènes – pérore et rugit face à la robe fourreau rouge qui fait de Périchole une déesse qui les éclipse à jamais, mais qui cependant saura rester indomptable.
Scène de la prison intelligente, et final devant l’affiche cette fois de face cachant une ville tentaculaire, qui avalera à nouveau le couple amoureux réconcilié et redevenu lui-même, face à un Don Andrès plus humain qu’on le penserait. Reprise du final en vraie fête mexicaine et public enthousiaste.
Bien entendu, la fosse apporte un contrepoint plus qu’heureux à la proposition scénique. Cela démarre bille en tête, trop sonore, mais la délicatesse s’impose bien vite, sans rien perdre de la vivacité et du rythme : orchestre (Les musiciens du Louvre) complice, joyeux, malléable et tendre, et quelles interventions solistes pour ponctuer le discours !
Les chœurs de l’Opéra de Bordeaux ne sont pas en reste, côté raffinement du chant d’ensemble qui n’a d’égal qu’une qualité de présence en scène faite de multiples détails et non d’un effet de masse uniforme hors sujet ici.
Quant à la distribution, elle brille de tous ses feux. Lionel Lhote et Rodolphe Briand sont d’excellents Don Pedro et Panatellas, les trois cousines (et les trois cancanières) sont parfaitement appariées, entre Chloé Briot, Alix Le Saux et Eléonore Pancrazi, irrésistible Brambilla, tandis qu’Eddy Letexier est un vieux prisonnier très vivant. Mais bien entendu c’est le trio central qui gagne tous les suffrages. Laurent Naouri fait vite oublier un certain manque de projection au début – elle sera bientôt retrouvée, tranchante – par ce style parfait et ce côté pince-sans-rire irrésistibles, avec ce tranchant, ce sens du mot, et cette musicalité qui sont toujours siennes (retournez à son Jupin, à Lyon, au début de cette association historique). Il est ici marquant ! Stanislas de Barbeyrac est un Piquillo magnifique, qui montre à quel point son chant a évolué depuis ses premiers Mozart et peut désormais s’attaquer à plus vaillant, sans rien perdre de son élégance. Ce qui fait toute la diversité de sa composition. Quant à Antoinette Dennefeld, elle aussi explose d’humour vocal dans un rôle qui va à merveille à ton timbre riche et charnu.
Soirée épatante, à revoir jusqu’au 27 novembre, et ensuite à Liège, à Dijon, à Toulon…
Pierre Flinois