Stefan Cifolelli (Zéphoris) et le chœur de l’Opéra de Toulon. ©Jean-Michel Elophe, photographe
Si j’étais roi… Reine d’un jour… serait-ce le rêve des publics d’opéra sous Louis-Philippe et Napoléon III, rêve non désavoué par les saisons actuelles de The Crown ? Ces deux opéras d’Adolphe Adam (1803-1856) connurent un succès pérenne, non seulement en France, mais dans toute l’Europe en traduction, puis un désaveu après 1960 (sauf en Allemagne) lorsque le théâtre dit « bourgeois » fut balayé. Cet automne, l’Opéra de Toulon a l’audace de programmer le premier titre, après avoir exhumé Le Chalet du même compositeur en 2017 (album gravé chez Timpani). Entretemps, la belle production du Postillon de Lonjumeau à l’Opéra-Comique (2019) participe d’un regain favorable à Adam, qui n’apparaît plus seulement comme le compositeur de Giselle ou du Toréador, ou comme le frère ennemi de Berlioz, son exact contemporain.
Si j’étais roi, opéra-comique créé au Théâtre-Lyrique le 4 septembre 1852, offre un nouveau visage de son talent, qui assure la transition entre le Rossinisme (et la Donizetti mania) des décennies 1830-1850 et l’ère d’Offenbach ou de Bizet. En lien avec l’expansion vers l’Asie, l’orientalisme nimbait cette évocation du royaume de Goa en 1510, juste avant sa colonisation portugaise. Cet orientalisme fantasmé avait emballé les publics du Second Empire puisque l’opéra se maintenait lors de… 176 représentations consécutives sur cette dynamique scène parisienne. Jusqu’à la création in situ des Pêcheurs de perles (1863), situé sur l’île de Ceylan. Probablement inspirés par le conte du dormeur éveillé des Mille et une nuits, les librettistes d’Ennery et Brésil campaient avec Adam une sorte de fable orientale de l’inclusion sociale en trois actes. Sur les rives de Goa (Indes), au sein du peuple des pêcheurs, Zéphoris rêve… « si j’étais roi » ? Lorsque son vœu est exaucé par le roi Moussol, pour une seule journée, il se saisit des rennes du gouvernement, plus avisé que les ministres corrompus. Il est vrai qu’il est stimulé par son amour pour la belle princesse Néméa qu’il a jadis sauvée de la noyade, de manière anonyme. Mais il est trahi par le ministre Kadoor, prétendant de Néméa, qui conspire avec la flotte portugaise au large. C’est grâce à la clairvoyance de Zéphoris que l’invasion portugaise sera repoussée par l’armée hindoue. Après le bannissement du conspirateur, le jeune couple convolera.
Grâce à la complicité du metteur en scène, décorateur et vidéaste – respectivement Marc Adam, Roy Spahn, Paulo Correia –, cette nouvelle production de l’Opéra de Toulon tient ses promesses, à quelques mètres de la célèbre rade. Dans un tout autre registre, ce trio d’artistes signait une réalisation remarquée de Peter Grimes à l’Opéra de Nice (2015), et Marc Adam a une connaissance intime de l’opéra français depuis ses directions des Opéras de Rouen, Lübeck, Berne, etc. Si le texte parlé de l’opéra-comique accuse certaines formulations désuètes, la mise en abîme du rêve du pêcheur permet au public d’entrer dans la fable, selon une vision artistique plutôt que sociale. Par le biais d’emboîtements successifs de tableaux, nous glissons depuis notre présent vers le littoral des Indes du XVIe siècle. En effet, dès l’ouverture, l’astucieux dispositif scénique s’ancre dans le réel d’une salle de musée. À l’avant-scène, un jeune agent d’entretien en blouse et baskets (le futur pêcheur Zéphoris) épie une peintre devant son chevalet, copiant une marine avec frégates (tableau d’école flamande) dont le cadre surdimensionné épouse le cadre de scène. En fin d’ouverture, les reflets aquatiques du tableau projeté s’estompent pour laisser place aux contours de la fiction : c’est alors le tableau vivant du peuple des pêcheurs de Goa, devant leurs filets, qui surgit en chantant (premier niveau de la fiction). Lors de l’acte à la cour royale (niveau 2), deux autres cadres de scène s’emboîtent en rétrécissant la perspective : notre regard glisse alors de la salle du trône vers l’opulente table du déjeuner, deux thématiques picturales s’il en est ! Là encore, l’esthétique du tableau légitime le rêve éveillé de Zéphoris, célébré à la cour. La métamorphose s’avère d’autant plus cruelle lorsqu’il se réveille à nouveau sur le quai maritime (III), hanté par ses actions de monarque éclairé et par sa déclaration amoureuse à la princesse Néméa. Si le public accède ainsi au statut de regardeur (et d’auditeur !), Zéphoris est le seul protagoniste à enjamber (réellement) les cadres successifs dont il a déclenché l’animation par son tracé à la craie de « Si j’étais roi » sur le tableau même du chevalet (un activiste !). Après l’hymen qui clôt la fable, il rejoint cependant ses balais à l’avant-scène, captif de sa condition sociale et de notre temporalité. Cette scénographie permet de conter les péripéties des trois actes – notamment celles parodiques à la cour, avec hindous enturbannés –, sans s’empêtrer dans une vision néocoloniale que les dramaturges évacuent désormais (voir la Lakmé de l’Opéra-Comique, 2022). Le tout est pimenté de clins d’œil divertissants, croquant soit la critique des ministres corrompus (visant ceux du début de règne de Napoléon III), soit les stéréotypes des Mille et une nuits. La vivacité du jeu d’acteur-actrice est un atout de ces tableaux, cependant minorée dans l’acte à la cour.
À la lecture de la partition de Si j’étais roi, Berlioz, chroniqueur à la dent dure, percevait néanmoins une « musique aux allures forts libres ». Ici, sous la direction nuancée de Robert Tuohy, familier de l’opéra français (Lakmé) de Marseille jusqu’à Moscou, l’orchestration d’Adam miroite de couleurs et de subtilités harmoniques. Et ce, dès l’ouverture par l’utilisation romantique d’arpèges de harpe, puis d’une combinaison insolite (glockenspiel, piccolo, hautbois) sensée évoquer ces rivages orientaux, avant l’ère des Expositions universelles. L’invention mélodique est exacerbée par quelques emprunts à la modalité et une frénésie rythmique qui anime les brillants finals des premier et deuxième actes. Cependant, c’est l’utilisation de la mélodie ondoyante de la Romance de Zéphoris (« J’ignore son nom, sa naissance ») en motif de rappel qui hausse la dramaturgie à un niveau d’excellence. D’autant que ses retours ponctuent les temps forts : l’aveu de son amour à la princesse qu’il a sauvée (II), l’union des héros (III). On ne peut s’empêcher de penser au procédé similaire qu’utilisera le jeune Bizet, unifiant ses Pêcheurs de perles par la sublime mélodie que chante Nadir dans sa Romance, lui aussi pêcheur hindou (cinghalais précisément). Chez Adam, l’entente de la scène ne s’arrête pas là, mais infuse les mélodrames (répliques parlées sur l’orchestre) et la truculence du deuxième acte, comédie cruelle réservée au roi d’une journée. Signalons notamment l’humoristique Lever du (faux) roi, et la chanson bachique du (vrai) roi, gouleyante à souhait, et proche de celle du Falstaff signé d’Adam. Si nous regrettons la coupure du chœur dansé et du ballet (II), nous devinons qu’elle est motivée par l’économie du spectacle, alors que tous les entractes et les mélodrames de la partition sont interprétés. La qualité de l’orchestre de l’Opéra de Toulon s’avère un faire-valoir pour crédibiliser cette fusion des styles opéra-comique et buffa sous la baguette du maestro.
Le plateau des artistes est honorable sans être toutefois équilibré. Le ténor Stefan Cifolelli restitue la souplesse du phrasé et la technique de falsetto dans la célèbre Romance de Zéphoris (I), mais sa projection en voix mixte manque cruellement de volume. Elle se rétrécit au cours de la soirée, alors que son parlé (dialogues) demeure alerte. Sa partenaire, le soprano Armelle Khourdoïan (Néméa), brille de mille feux dans les artifices belcantistes du grand air « Devant vos nobles aïeux » (II), introduit par un séduisant violoncelle solo. Elle phrase les deux duos amoureux avec élégance. Le baryton canadien Jean-Kristof Bouton (roi Moussol) emporte les suffrages, tant la générosité et les couleurs de la voix, la perfection prosodique et l’investissement dans le piquant trio « Ô surprise inouïe » (I) sont performants. Le talent n’est pas moins tangible chez les comprimari. La prestance de la dugazon Eleonora Deveze (Zélide) dans les ensembles, éclate dans l’Air indien (« Entends-tu sous les bambous ») aux vocalises quasi instrumentales. Nous apprécions l’éloquence et la plénitude vocales du ténor Valentin Thill (Piféar), depuis ses couplets introductifs jusqu’au duo bouffe avec sa partenaire (III), d’autant que sa déclamation (parlé et chanté) est juste parfaite. Avec un mordant insuffisant pour incarner le fourbe, Nabil Suliman (Kadoor) contribue à l’animation des ensembles vocaux, alors que la basse comique Mikhael Piccone (Zizel) les met en péril par des décalages réitérés (I, III). Nous nous interrogeons sur la déclamation parlée des deux chanteuses, dont la technique serait à creuser. Incarnant tour à tour les pêcheurs, les courtisans, le quatuor des Brahmanes (beaux costumes de Magali Gerberon), le chœur de l’Opéra de Toulon s’investit joyeusement dans les incessantes contributions qu’Adam leur ménage.
Lors de l’entracte au joli foyer Campra et aux saluts des artistes, spectateurs et spectatrices de la métropole Toulon Provence Méditerranée manifestent leur plaisir de (re)découvrir Si j’étais roi. Il ne reste plus qu’à exporter la production vers d’autres maisons d’Opéra… et à l’enregistrer ! Au vu de ce succès public, je serais tentée d’évoquer d’autres pépites de la planète Adam. Quelle direction d’Opéra proposera le mystérieux Cagliostro ou bien la piquante Giralda ? Et dans les « petits formats » lyriques, laquelle choisira l’ironique Farfadet (qui plagie le commandeur mozartien) ou les malicieux Pantins de Violette ?
Sabine Teulon-Lardic
Nabil Suliman (Kadoor), Stefan Cifolelli (Zéphoris), Jean-Kristof Bouton (Moussol), Armelle Khourdoïan (Néméa). ©Jean-Michel Elophe, photographe