Raphaëlle Kennedy (Violaine Vercors) et Vincent Bouchot (Pierre de Craon). © Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra
Philippe Leroux appartient à une seconde génération de compositeurs pour lesquels l’opéra ne va pas de soi. Le chemin qui l’a mené à son premier opus lyrique est pourtant constellé de pièces pour voix soliste, chambriste ou chorale, mais sans doute lui restait-il à ressentir profondément la nécessité de lier cette voix au théâtre. Le faire à partir de celui de Paul Claudel ne semblait pas non plus aller de soi, en tout cas il y a encore quelques années, avant que Marc-André ne s’attaque au Soulier de satin et que, juste avant-lui, Marc Bleuse ne s’empare, déjà, de L’Annonce faite à Marie. Si George Benjamin avait osé l’opéra grâce au stimulus d’une dramaturgie novatrice, Philippe Leroux affronte celle de Claudel en l’état, tant le livret de Raphaèle Fleury en restitue non seulement l’essentiel mais aussi l’essence. Ne pas dénaturer le texte de Claudel implique cependant d’assumer le poids d’un mysticisme et d’une morale qui, en tout cas à l’opéra, pèsent sur la dramaturgie. La mise en scène de Célie Pauthe, le décor de Guillaume Delaveau –monolithique en apparence, mais ménageant une intéressante dynamique entre coulisses et scène –, les lumières de Sébastien Michaud et les séquences vidéo de François Weber s’unissent pourtant dans leur concentration organique sur un espace dramaturgique tout à fait opérationnel, mais qui reste à habiter. Certes, les passions archétypales sont bien là, amour, haine et jalousie, mais elles semblent captives d’une succession de tableaux bibliques charriant leur lot de symboles. De téléologie, il n’est ici que celle qui mène à la résurrection, à la rédemption et au pardon. Paradoxalement, ce sont les moments où les phrases se dissolvent en bulles de mots isolés – on pense alors aux titres fragmentaires et énigmatiques de tant d’œuvres de Leroux – qui rythment et oxygènent les quatre actes.
Il tient presque du miracle que sur un tel substrat, le compositeur ait pu faire s’épanouir une musique si inventive, riche et polymorphe. Si un pan de l’écriture vocale rappelle inévitablement celle de la pièce Voi(Rex), avec sa virtuosité toute instrumentale, son brio, son syllabisme, ses fragments de gammes et ses répétitions rythmiques obstinées, Leroux a aussi cultivé un lyrisme où les lignes ondulent davantage et qui le portent par moments sur un terrain modal et consonant dont il n’était jusque-là pas coutumier. Soucieux de ne pas se limiter au bel canto, le compositeur a intégré non seulement la déclamation parlée, adoptant volontiers un ton moqueur, mais aussi une émission rauque et détimbrée, souvent secondée par des timbres instrumentaux saturés. À la forte exigence de cette écriture vocale répond un plateau remarquable. En premier lieu, c’est la soprano Raphaëlle Kennedy qui force l’admiration, parce qu’elle campe une Violaine Vercors particulièrement émouvante mais davantage encore parce qu’elle restitue, sans presque aucun répit pendant les deux heures trente que dure le spectacle, les détails dont regorge sa partie – intonation microtonale, nuances, modification de timbre en cours de jeu – sans rien jamais hypothéquer la fluidité ni l’élan de son rôle. À la clarté cristalline de son timbre, qui figure si bien l’idée de pureté présente dans tout l’opéra répond celui, solaire, de Sophia Burgos. Avec une diction impeccable du français et une énergie qu’elle partage d’ailleurs avec Charles Rice (Jacques Hury), la soprano accomplit des prouesses pyrotechniques dont on oublierait presque la difficulté tant elle les met au service de l’expression. Sombre et intrigante faute d’être aimée, Mara (prénom à la résonance biblique) gagnera elle aussi le pardon. La partie vocale confiée à Vincent Bouchot (Pierre de Craon) tire habilement parti de son timbre de baryton tendant vers le ténor, tandis qu’il émane de Els Janssens Vanmunster et Marc Scoffoni, respectivement mezzo-soprano et baryton, la bienveillance radiante de parents aimants. De la voix de Claudel, présente à travers des fragments d’enregistrements historiques mais aussi grâce à une « synthèse neuronale » mise au point par Carlo Laurenzi (Ircam), qui permet en quelque sorte un deep fake bien intentionné, il n’est pas évident qu’elle nous rapproche vraiment de l’auteur.
Outre les qualités vocales individuelles, on apprécie la cohérence de duos et d’ensembles qui, avec le renfort d’une partie électronique foncièrement vocale, prennent une consistance chorale, souvent colorée par des emprunts au plain-chant. Acmé de l’opéra, le miracle du retour à la vie de l’enfant de Mara et Jacques est orienté par un ample glissando ascendant collectif sur la lecture d’Isaïe (« Le peuple qui marchait dans les ténèbres »), donnant lieu à une belle écriture imitative dont les contours sont floutés par l’électronique. Le procédé est d’autant plus notable qu’il contrepointe la figure omniprésente, presque envahissante, du glissando descendant, archétype du lamento.
L’originalité de L’Annonce faite à Marie ne tient pas qu’à sa matière vocale. On retrouve dans ce contexte opératique une écriture instrumentale virtuose, terrain idéal pour l’Ensemble Cairn dont sont ainsi mises en valeur la réactivité et la précision. La grande mobilité qui se manifeste entre des états de consonance, d’harmonie microtonale et d’atonalité, de même qu’entre des figures parfaitement détourées et des textures fusionnantes, assure la ductilité du discours. Sans assécher un flux musical dont émanent épisodiquement des colorations spectrales, debussystes, une touche d’intonationnisme instrumental ou un zeste harmonique de Messiaen, Guillaume Bourgogne se montre particulièrement attentif aux jeux de synchronie entre voix et instruments sur des effets d’écho et de rebond.
Alors que cette belle coproduction d’Angers Nantes Opéra, de l’Opéra de Rennes et de l’Ircam n'est pas encore au terme de sa tournée, on se prend déjà à rêver d’un prochain opéra où l’immense talent du compositeur rencontrerait un texte qui l’exalte.
Pierre Rigaudière
Els Janssens Vanmunster (Elisabeth Vercors) et Sophia Burgos (Mara Vercors). © Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra