Alexander Tsymbalyuk (Boris), Yulia Sokolik (Fyodor), Eri Nakamura (Xenia), Gerhard Siegel (Shuiski), Markus Eiche (Chelkalov), Anatoli Kotscherga (Pimen), Sergey Skorokhodov (Grigory Otrepiev), Vladimir Matorin (Varlaam), Ulrich Ress (Missaïl), Okka von der Damerau (l'Hôtesse), Kevin Conners (l'Innocent), Chœurs et Orchestre de la Bayerischen Staatsoper, dir. Kent Nagano, mise en scène : Calixto Bieito (Munich, II.2013).
DVD BelAirMedia BAC 102. Distr. Harmonia Mundi.

Rien n'a vraiment changé, affirme la production de Calixto Bieito captée à Munich en février 2013. Rien n'a changé, peut-on plus encore renchérir en pleine crise ukrainienne un an plus tard. Les images montrent la Russie d'aujourd'hui : posters de Poutine, Sarkozy et autres maîtres du monde brandis par la foule des suppliants en témoignent tout autant que la manipulation des foules, les complots des puissants, les costumes-cravates des apparatchiks, les parkas et jeans du peuple. Et plus encore les mœurs du prolétariat comme des puissants, qui feront étouffer par un homme de main le tzarévitch avant même le dernier soupir de son père.

On ne verra ici aucune impertinence, aucune exagération de la part d'un des trublions exécrés des traditionalistes de la représentation lyrique : rarement transposition temporelle aura paru aussi évidente, naturelle, pertinente, d'autant que la version choisie est l'originale, plus directe de propos. La charge pourra apparaître à certains lourde à digérer comme par excès de trop d'images d'actualité, mais Boris, écrasé par une telle proximité lucide, par une telle sinistrose globale toute noyée de bleu-gris, résiste et plaide encore, ce qui montre bien sa vérité profonde de portrait d'un peuple plus que de portrait d'un tsar. Ce n'est pas pour rien que Bieito évoque dans la plaquette du DVD l'asservissement des peuples, les crises économiques, et surtout la mauvaise conscience des dirigeants pourris par le pouvoir. On retrouve, mais sans la radiance et sa pure émotion théâtrale, les partis puissamment expressifs de Wernicke dans sa production salzbourgeoise, leçon majeure qu'on aimerait voir un jour éditée en home-vidéo.

Ici, la distribution mi-allemande, mi-russe s'implique parfaitement dans le propos : modernité du jeu, présences fortes, chacun marque son personnage de sa personnalité. Les Russes sont impressionnants : mais il s'agit de routiers, comme Anatoli Kotcherga et Vladimir Matorin, et du nouveau Boris de haut rang, Alexander Tsymbalyuk, voix impressionnante, autoritaire, trop jeune encore sans doute, mais très expressif à l'écran. Il ne parvient pourtant pas à résoudre le hiatus entre le personnage contemporain et les propos d'halluciné que tient le Tsar, lors de sa scène de folie comme lors de la scène finale, vrai point d'achoppement de la production, en fait, quand il devient trop sympathique, trop misérablement humain.

Les Allemands sont non moins présents, avec Gerard Siegel et Markus Eiche, et la très étonnante Okka von der Damerau. Excellents aussi, les chœurs. Et hors domaine germanique, Tarek Nazmi (Mityucha), et Kevin Conners (l'Innocent). L'objectivité habituelle de Nagano face à la partition originale donne à sa rudesse naturelle plus de modernité encore, sans un gramme de séduction par le charme. Mais l'impact est incontestable.

Un Boris fort mais pas forcément séduisant, tant il est sinistre.

P.F.