© Klara Beck
Après Les Oiseaux la saison dernière, l’Opéra national du Rhin poursuit sa politique de réhabilitation des compositeurs germaniques de l’entre-deux-guerres. Si le nom de Schreker est mieux connu en France que celui de Braunfels (on a pu entendre en 2012 Le Son lointain à Strasbourg et Mulhouse, Les Stigmatisés à Lyon en 2015, et toujours dans la capitale des Gaules, Irrelohe au printemps dernier), il reste un auteur rare. Cette faible présence en scène n’est pas uniquement un fait français, si au début des années 2000, Der Ferne klang (Le Son lointain) a connu plusieurs productions à Berlin, la présence du compositeur à l’affiche demeure épisodique. Les causes sont multiples : évidemment, ces dernières années, la pression économique accrue sur les maisons d’opéra ne favorise pas les excursions hors des sentiers battus (quoiqu’on puisse légitimement se poser la question de savoir s’il est si intéressant économiquement de présenter toujours les mêmes tubes), cette conscience commerciale nouvelle engendre un effet pervers : à force de chercher à plaire aux publics, aux tutelles, aux mécènes, etc., certaines maisons en perdent leur âme et ne jouent plus leur rôle de « chercheurs de trésors ». Dès lors, le manque de culture et d’imagination devient chronique. Enfin, il y a les raisons historiques, Schreker connut le succès jusqu’au mitan des années 1920, mais les sujets qu’il choisit renvoient plutôt au symbolisme de la Belle Époque alors que la période 1918-1933, avant que le couperet nazi ne tombe en Allemagne, évolue vers le Zeitoper mal traduit par « opéra d’actualité » et complètement à rebours des préoccupations du compositeur. En outre, Schreker fut victime de la vindicte nazie, qualifié de dégénéré car d’origine juive et ses œuvres mises au ban. Or, plus de dix ans sans parler absolument d’un compositeur, ni jouer, ni entendre sa musique est une très longue période : le public a le temps d’oublier et surtout, les musiciens formés pendant cette période – ceux-là même qui sont en meilleure posture pour le défendre – restent ignorants de son œuvre. En outre, la fin de la guerre n’a pas signifié le retour aux responsabilités des musiciens qui avaient été écartés – disparus ou exilés – privant ainsi les institutions musicales du bénéfice de leur culture. Près de quatre-vingts ans après la fin de la guerre, nous subissons encore les conséquences funestes des exterminations nazies, qui en plus d’assassiner des individus, ont fait disparaître des pans entiers des cultures européennes.
Le Chercheur de trésors (Der Schatzgräber) est une fable inventée par Schreker lors d’un séjour dans les Alpes autrichiennes. Fantasmant un Moyen-Âge à partir de ballades populaires, le compositeur réinvestit la figure de l’artiste marginal en quête d’absolu. Ici il s’agit d’Elis, ménestrel détenant un luth magique qui lui indique le chemin de trésors. Plus intéressé par la quête de l’amour absolu que par la richesse, Elis est recherché par le Roi, dont le bouffon lui a indiqué l’existence de ce baladin à l’instrument magique. Or, la Reine dépérit parce que ses bijoux ont disparu, Elis serait l’homme de la situation. Il croise le destin d’Els, son opposé et son double : sa quête est celle des bijoux, pas pour la richesse, mais pour leur éclat, leur splendeur – un autre absolu. L’amour d’Els pour les joyaux se confondra avec celui qu’Elis ressent pour elle et scellera leur entente : Els cèdera à Elis les bijoux de la Reine qu’elle a fait dérober, à la condition qu’il ne lui en demande pas l’origine. Malgré sa discrétion, Els est démasquée et si Elis connaît les honneurs, elle est condamnée à mort, sauvée in extremis par le Bouffon qui la réclame comme récompense pour avoir trouvé une solution au problème du Roi (en dépérissant, la Reine avait perdu tout désir, la succession était mise en péril). Symétriquement à la reine au premier acte, Els dépouillée de ses trésors se laisse mourir, et même la venue d’Elis ne guérit pas son mal.
On l’aura compris, le livret est complexe, parfois inutilement, en diluant l’action avec des sous-intrigues, mais c’est peut-être le prix à payer pour atteindre le raffinement poétique, la délicatesse des sentiments et la profondeur des thèmes abordés par Schreker. Discours sur l’amour, celui conditionné par l’exercice du pouvoir, l’amour sensuel d’Els et Elis – dans une version fantasmée pour lui, terriblement réelle pour elle –, l’amour idéaliste du bouffon, l’opéra porte aussi en filigrane, à travers le jeu de symétries et d’échos qui structure les rapports des personnages, une potentielle réflexion sociale : finalement quelle différence entre Els et la Reine ? La seconde détient le pouvoir et ordonne – par l’intermédiaire de son mari – la mise à mort de l’un ou de l’autre, elle dépérit sans ses bijoux et ceux-ci sont la condition de sa érotisme… Els est semblable, à l’exception du pouvoir ! D’ailleurs, celui-ci semble bien être l’enjeu central – quoique dissimulé – de l’opéra : pouvoir politique, pouvoir d’enfanter, pouvoir de trouver ou de retrouver le trésor, pouvoir de mettre à mort ou de gracier. Comme le reste, cette thématique déploie ses ramifications dans un (trop) subtil équilibre qui joue de fausses perspectives, des contraires et des identités.
L’Els de Helena Juntunen est souveraine. Artiste versatile, elle passe du konversationstil à la sensualité lyrique en passant par l’ampleur dramatique avec aisance, et le soupçon d’acidité perceptible dans la voix rend justice au caractère manipulateur du personnage. Thomas Blondelle chante Elis, on regrette des aigus serrés et engorgés alors que le chant est sensible et raffiné, mettant en valeur un timbre lumineux. Le Bouffon de Paul Schweinester est subtil et délicat. Sans jamais outrer son chant, il parvient à rendre justice aux différents états du personnage : le comique tragique inhérent à sa fonction ou bien l’amour pur qu’il porte à Els. Saluons aussi les belles prestations de Thomas Johannes Mayer dans le rôle du Bailli (pour un remplacement au pied levé !) et de James Newby parfaitement veule en Gentilhomme obéissant aux ordres d’Els pour faire disparaître ceux qui veulent bien dérober les bijoux qu’elle convoite.
La mise en scène de Christof Loy est très belle : un riche salon aux murs parés de marbre noir accueille une fête de mariage (celui du Roi). Dans cet espace unique, on a parfois du mal à percevoir les enjeux du livret car tous les personnages – à l’exception d’Els qui est une soubrette et du Bailli qui conserve son rôle de chef de la police – sont des convives de la fête. Pour autant, Loy dirige les artistes avec finesse et ils ne se trouvent jamais désœuvrés.
Enfin, la réussite du spectacle est largement due à l’impeccable direction de Marko Letonja. L’ancien directeur de l’orchestre philharmonique de Strasbourg retrouve la formation pour en tirer le meilleur : dans l’acoustique difficile de la salle de l’opéra, l’équilibre entre fosse et plateau, et au sein même de la fosse entre les bois et les cordes, est toujours préservé, au bénéfice à la fois du drame et de la précision. Le chef tend l’arc et fait valoir l’orchestration subtile et délicate de cette superbe partition.
Jules Cavalié
Helena Juntunen (Els) et Paul Schweinester (Le Bouffon). © Klara Beck