Elsa Benoit (Sémélé). © Simon Gosselin

Barrie Kosky est un metteur en scène d’exception. Non par la qualité extrême de ses très nombreuses productions, mais parce qu’il n’est pas l’homme d’une seule recette, qu’il n’offre pas toujours le même spectacle aux yeux du spectateur, le même décor répété, avec variantes certes, mais sans vraie différence, la même mise en scène avec tics et déjà vus répétitifs. Cette variété de propositions ajoutée à une théâtralité exacerbée mais toujours adaptée au caractère des œuvres, parvient à produire des spectacles aussi différents et percutants que son Orphée aux Enfers désopilant et sa Kát’a Kabanová à fleur de peau de Salzbourg, ses Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Bayreuth, aussi virevoltants que graves, et son Candide ou sa Petite Renarde, ébouriffants de vie.

En France, ses productions, qu’il s’agisse de reprises ou de créations originales, remplissent depuis 2014 (Castor et Pollux à Lille) les programmations. Et assurément, Caroline Sonrier a eu raison de programmer la Sémélé créée à la Komische Oper de Berlin en 2018 et donc reprise à Lille par les soins de David Merz. C’est une totale réussite, dont l’univers visuel n’a rien à voir, pour se limiter à Haendel, avec la luxuriance colorée du Saül de Glyndebourne ou la virtuosité en noir et blanc de son Agrippina munichoise. Car c’est en passant par différents décorateurs aptes à s’adapter aux œuvres que Kosky leur donne leur caractérisation la plus évidente, leur unicité aussi : Agrippina, tempête de palais satirique, pouvait se jouer devant/sur/dans un parallélépipède ultra contemporain, le sujet restant très actuel, Saül, tragédie familiale et monarchique se présente sous les fastes d’une Angleterre XVIIIème siècle en costumes, aussi noire qu’acidulée de couleurs.

Sémélé, drame mythologique, parle de destruction par le feu et les éclairs. D’où le décor impressionnant signé Natacha Le Guen de Kerneizon, long défilé creusé entre les parois minérales, tordues, vertigineuses et calcinées surplombant un appartement baroque, tout aussi tordu et calciné, prenant vie sous les éclairages aux imperceptibles variations d’Alessandro Carletti et s’achevant dans l’incertitude sombre du néant, sauf quand une porte s’ouvre sur la lumière des sorties divines. Car Sémélé, tirée des Métamorphoses d’Ovide, conte les amours de Jupiter et de la fille de Cadmos, qui ayant exigé de voir enfin son amant non sous ses traits de mortel mais dans toute la splendeur de son état divin, fut brûlée vive par l’éclat destructeur du feu et de l’éclair. À noter, selon Ovide, que Jupiter aura eu juste le temps de sauver de l’incendie leur fils Dionysos encore à naître et de s’ouvrir la cuisse pour y nicher le fœtus pour qu’il achève sa gestation. Mais l’épisode n’apparaît pas chez Haendel, qui se concentre grâce au livret de Congreve sur l’auto-destruction de Sémélé par sa propre faute, rêvant des avantages de sa position, sans en mesurer les risques et les conséquences.

C’est par un retour en arrière que Barrie Kosky commence son spectacle, en optant pour un flashback : dans cet appartement calciné, surgit du tas de ses propres cendres Sémélé, qui se remémore le fil de son propre destin, à commencer par le mariage avec Athamas. Une union que sa sœur Ino aimerait consommer à sa place alors que Sémélé répugne à épouser celui qu’elle n’aime pas, lui préférant le maître des dieux dont elle est amoureuse. Ce dernier survient opportunément pour enlever son amante pour des cieux plus à sa convenance, où elle roucoule, tout en ressentant la distance qu’impose sa nature d’humaine face à un dieu. Mais ces amours hors convention, même divine, attisent la fureur de Junon, informée des derniers détails par Iris, la jeune messagère des dieux. La déesse suborne alors Somnus, dieu des songes, afin d’apparaître sous les traits d’Ino à sa rivale, excitant, justifiant le désir de cette dernière de connaître son amant dans sa réalité divine. L’inconsciente, aveuglée par sa propre gloire, adepte d’un très contemporain « toujours plus », posera ses exigences et le drame attendu conclura l’affaire : Semélé paraîtra pour son dernier air, brûlée, robe en lambeaux, pour rejoindre bientôt, tenant sa propre urne funéraire, ces cendres dont elle a émergé au départ.

Si le spectacle conte avec précision et respect la tradition mythologique, la verve poétique de Congreve et le rythme de la partition, il est contemporain aussi, car il fait naître à notre regard ces sentiments toujours actuels que sont l’amour immodéré, la jalousie, la légèreté, l’inconscience… Pourquoi pense‑t‑on irrésistiblement au destin détruit de stars d’aujourd’hui ? Les costumes contemporains, signés Carla Teti, ne sont pas pour rien pour évoquer ces figures, entre une Junon hautaine et dictatoriale, magnifique dans sa superbe robe longue violette, une Iris façon secrétaire de direction agitée, un Jupiter tout de noir vêtu, colosse et tendre à la fois. Et c’est bien entendu la finesse d’une direction d’acteurs qui fait miracle, innervant de sa virtuosité jusqu’à la magie sonore de Haendel. Et pas seulement vocalement.

Car musicalement, il y a osmose, comme souvent dans les spectacles signés Kosky. Ce n’est certes pas la première fois qu’Emmanuelle Haïm travaille avec le metteur en scène australien mais on aura eu l’impression ici que scène et fosse fonctionnent au mieux des rapports possibles et que la tension qui parcourt la scène déteignait souvent sur la battue de la cheffe, tendue, enlevée, et de ce fait moins rigide – le péché mignon d’Emmanuelle Haïm, obsédée par la précision – que parfois. En tout cas, le Concert d’Astrée s’investit et s’il couvre parfois les voix, si la tension baisse ici et là, il rayonne. Manque parfois un peu d’alanguissement, de poésie attentive, d’étonnement face à la beauté de la musique.

La distribution est d’excellent niveau, investie à fond sur le plan théâtral et capable de superbes offrandes vocales. À commencer par Elsa Benoit, Sémélé quasi parfaite, timbre délicat, vocalise ardente, couleurs variées. « O sleep », qu’on connaît plus nuancé, déçoit un rien, mais la défonce de l’air final « Ah me ! Too late I now repent » est un des sommets d’une soirée que l’interprète porte de bout en bout.

Face à elle, le Jupiter de Stuart Jackson, qui sait comme elle faire évoluer son personnage à mesure que l’action se tend, passe du ton un rien indifférent d’un dieu à celui d’un amoureux comblé, puis au déchirement de celui qui sait ce qui va advenir. Son physique de géant énorme n’implique aucune lourdeur de chant et son timbre de ténor, très britannique de sonorités, se plie aux élans de la plus pure tendresse, comme dans « Where’er you walk », qui conclue en splendeur un duo de l’acte II où son mariage avec la voix d’Elsa Benoit se fait délicieux. Qui plus est, son autorité divine sait aussi faire rire, prenant ainsi le parti de la mise en scène et de ses décalages !

L’Athamas de Paul-Antoine Bénos-Djian fait bien contraste avec lui en typologie vocale, plus riche en couleurs. Joshua Bloom impose un Cadmus très présent, plus qu’Evan Hughes qui semble un peu léger pour incarner les profondeurs de Somnus. Victoire Bunel est une parfaite et délicate Ino et Emy Gazeilles a ce qu’il faut de pimpant pour son Iris. Seule déception, la Junon d’Ezgi Kutlu, annoncée souffrante certes, actrice magnifique d’impact, de personnalité, mais ligne vocale non maîtrisée, hétéroclite, peinant dans la vocalise. Dommage, quelle Junon pourtant !

Sémélé, créée tardivement en France au Festival d’Aix-en-Provence en 1996, reste rare dans l’hexagone. Souhaitons que cette parfaite réussite fasse des émules et la rende enfin plus présente au répertoire.

Pierre Flinois

À lire : notre édition de Sémélé/L'Avant-Scène Opéra n°171


Elsa Benoit (Sémélé). © Simon Gosselin