Hanna Schwarz (Grand-Mère Buryjovka), Stuart Skelton (Laça Klemen), Ladislav Elgr (Števa Buriya), Evelyn Herlitzius (Kostelnička), Camilla Nylund (Jenůfa), Victoria Randem (Jano), Staatskapellechor, Staatskapelle Berlin, dir. Simon Rattle, mise en scène, Damiano Michieletto (Staatsoper, Berlin, 2021).
C Major 760408. Distr. DistrArt Musique.
Une boîte aux trois parois de panneaux de polycarbonate blanc et strié, un tulle comme écran pour créer une atmosphère teintée de gris-bleu, froide et chaleureuse à la fois, irréelle en tout cas, un instant avant qu’il ne s’ouvre sur la cour de la ferme des Buriya. Ne serait-ce pas plutôt l’église du lieu, vu les bancs de chêne, d’une pureté muséale d’aujourd’hui, vu le plateau chargé de chandelles, d’un encensoir et d’une croix. Ce décor, signé Luciano Fantin, reste en place aux actes suivants, maison de la Sacristine simplement réchauffée par une teinte verte plus chaleureuse, mais envahie peu à peu par un énorme iceberg bleu dégoulinant d’eau, qui tel une menace descend des cintres à partir de la décision fatale de Kostelnička. Menace qui demeure au troisième acte, avec en sus un trou au sol, d’où l’on sortira les langes du bébé et qui deviendra la cellule d’expiation de la coupable.
Bref, c’est beau comme du moderne, et c’est signé Damiano Michieletto, plus sage que souvent, hors ce symbole écrasant de la glace qu’on retrouve partout, à commencer à l’acte I, par un bloc de glacière qu’étreint un Števa aviné avant de le massacrer à coups de couteau… Beau, mais pas essentiel, malgré une direction d’acteurs qui tire le meilleur de la balourdise naturelle de Stuart Skelton, rayonnant de sympathie, maladroit, mais offrant la splendeur de son timbre si moelleux à un rôle qui ne met pas autant son aigu en difficulté que son récent Peter Grimes munichois, ou de l’excitation de Ladislav Elgr, acteur explosif, veule à l’extrême, autant qu’impossible bravache, mais aigu bien fatigué déjà. Mais elle n’arrive pas à faire croire un instant à la Jenůfa de Camilla Nylund, marquée par la beauté d’un chant tout simplement magnifique de sons filés, d’élégance purement sonore, mais comme toujours en retrait au niveau de l’expression : ni assez frêle, ni assez fragile, et surtout bien trop bourgeoise en talons, bien trop mûre en nuisette et en cheveux, pour la triste héroïne de Janáček. D’autant que face à elle s’impose, vertigineuse, une Kostelnička hantante. Evelyn Herlitzius, voix défaite, ravagée même, mais qu’il faut avoir vue, hypnotique de présence, enlaidie (yeux fatigués, bouche gigantesque, corps épuisé comme vieilli de 100 ans à l’acte III), dont le drame captive le regard, au point que l’oreille finit par accepter ce qui, privé de l’image, serait difficilement supportable. Avec pareille interprète, le drame change de focus, et on pourrait appeler l’œuvre, non « sa belle-fille », comme à l’origine, mais bien « sa belle-mère », comme c’était déjà le cas avec Anja Silja ou Leonie Rysanek, maîtresses de cette nécessité impérieuse du chant et du corps qui disent tout l’être profond des personnages du compositeur morave. Le reste de la distribution est brillant, avec la toujours passionnante Hanna Schwarz qui, malgré ses 78 ans qui ont défait son instrument sur tout son ambitus, n’en compose par moins une Grand-mère Buryjovka d’une autorité aussi forte qu’humaine – en fait, une grand-mère dont on rêve –, l’excellent Jano de Victoria Randem, la Koralka piquante d’Evelin Novak, le puissant contremaître de Jan Martiník...
Mais s’il y a ce soir de 2021, en pleine pandémie, avec le chœur dispersé dans une salle vide, quelque chose qui s’avère irrésistible, c’est bien la somptuosité sonore qui jaillit à chaque instant de la fosse. Simon Rattle a depuis ses Jenůfa du Châtelet en 1996 pris en Janáček une hauteur de vue et de sentiments exceptionnelle, haussant ses leçons au niveau des meilleurs chefs tchèques spécialisés dans ce répertoire qui leur est naturel. Il sait ici tirer parti d’une Staatskapelle au matériau naturellement superbe, en lui retirant ses couleurs naturelles, construites avec Daniel Barenboim pour tout le répertoire allemand, pour lui imposer une sonorité plus acérée, plus râpeuse, mais pas moins chargée d’émotion, de compassion, d’humanité. La pulsation vitale propre à cette partition âgée de 105 ans déjà, mais d’une modernité jamais désavouée, va s’entendre pendant deux heures sans jamais relâcher la progression irrésistible d’une œuvre organique autant qu’expressionniste. Grâce à lui, cette soirée inégale en fait, prend valeur de version majeure.
Pierre Flinois