On arrivait trois fois prévenu à ce spectacle : il y aura du scandale. Une première fois parce que Salome fut une œuvre scandaleuse, par son sujet qui fait la part belle au stupre et à la violence, et sa musique qui, au diapason du livret, oscille entre sensualité et brutalité. C’est d’ailleurs précisément pour goûter ce cocktail épicé et tourbé qu’on se précipite au théâtre : chef-d’œuvre lyrique et orchestral, Salome trouve l’équilibre parfait entre la suggestion et la monstration, pour former un arc dramatique implacable. Prévenu une deuxième fois, car l’Opéra national de Paris a eu la délicatesse d'annoncer aux spectateurs qu’on y verrait des scènes choquantes. Mais cette sollicitude est-elle bien compatible avec l’expérience d’une représentation d’opéra ? Si l’on considère que l’on peut tout représenter et que le théâtre est un lieu où toutes les émotions sont permises et où l’on ne vient pas se rassurer mais découvrir, cet avertissement semble contraire même à la mission de cette maison. Enfin, prévenu une troisième fois, puisque n’assistant pas à la première mais à la deuxième représentation, les échos des huées de la première soirée et quelques titres de critiques outrées nous étaient déjà parvenus.
Il ne nous a fallu qu’un regard pour comprendre que tout cela était bien exagéré. Dans un imposant décor en béton, une plateforme coincée entre, à jardin, un vide (qui se révèlera bientôt être un charnier), et à cour un étroit escalier grimpant vers un appartement qu’on aperçoit à travers une grande baie vitrée. Subtilement éclairé, ce décor installe une ambiance futuriste, évoquant une société post-apocalyptique où les survivants les plus puissants s’enferment dans des tours imprenables, ne permettant une existence aux autres – moins fortunés – qu’en objets de consommation, soit comme serviteurs (serveurs, gardes et « nettoyeurs »), soit comme victimes de leur prédation sexuelle. C’est bien ce fil que Lydia Steier tire pendant la durée de l’opéra, et rien ne nous est épargné : l’orgie dans l’appartement, les cadavres – parfois démembrés – des « joujoux sexuels » qui ont été « consommés » (viols collectifs, torture et assassinat), masturbation de Salomé sur la cage où Iokanaan est enfermé, viol collectif de Salomé en lieu et place de la danse des sept voiles. Bref, nous voici plongés dans un univers où la domination prend systématiquement la forme de la dégradation humaine. Si malheureusement les actualités nous rappellent en permanence que ce genre de comportements existe – et ne sont même pas rares –, du point de vue théâtral le spectacle ne fonctionne pas, car tout cela on le comprend (et pire, on l’anticipe) au premier coup d’œil. Le propos devient donc un gigantesque aplat, asséné et répété, mais sans intérêt dramaturgique autre que de distinguer le désir que Salomé éprouve pour Iokanaan qui s’approche plus d’un amour sincère. On évite tout juste l’ennui, parce que Lydia Steier sait diriger les artistes, qui ne sont jamais laissés à eux-mêmes.
Première Salomé pour Elza van den Heever, que les incroyables moyens prédisposaient à endosser ce rôle. Voilà une Salomé de bronze, qui maîtrise parfaitement la partition dont elle livre une lecture âpre et incisive, en accord avec le propos de la metteuse en scène, ce qu’on pourrait regretter puisqu’elle ne permet pas à la chanteuse de donner une profondeur psychologique au personnage. John Daszak – toujours aussi parfait en Herode – devient ici un personnage complètement halluciné, nettement moins intérieur qu’à Aix, plus hystérique. L’Opéra de Paris nous gratifie d’une Herodias de luxe : Karita Mattila joue à merveille ce personnage ambigu et peut vocalement se prévaloir de très beaux restes. Iain Paterson est plus limité en Iokanaan, et semble mis à rude épreuve par le volume sonore de l’orchestre. Parmi les seconds rôles, mentionnons le Narraboth bien projeté de Tansel Akzeybek et le page stylé de Katharina Magiera.
En fosse, Simone Young fait sonner l’orchestre, on profite ainsi d’un confort sonore tout au long de la soirée, mais guère plus, car cette lecture – outre qu’elle complexifie la tâche des chanteurs – manque de détails et de véritable vision dramatique.
Jules Cavalié