Anthony Roth Costanzo (Akhnaten), J’Nai Bridges (Nefertiti), Dísella Lárusdóttir (Tye), Zachary James (Amenhotep III), Richard Bernstein (Aye), Aaron Blake (le grand prêtre d’Amon), Will Liverman (le général Horemhab), Chœurs et orchestre du Metropolitan Opera de New York, dir. Karen Kamensek, mise en scène, Phelim McDermott.
Orange Mountain OMM 5011. 2019. Distr. Socadisc.
Orange Mountain OMM 5011. 2019. Distr. Socadisc.
Akhnaten est le troisième des opéras de la trilogie des personnalités de Philip Glass. Créé en 1984 à Stuttgart, il venait après Einstein on the beach (1976) et Satyagraha (1980), avant que Glass ne porte sa créativité vers une autre trilogie, celle consacrée à Cocteau. Cette parution permet en tout cas de compléter l’intégrale vidéo de ce premier cycle, qui ne comportait jusqu’à présent que les deux premiers ouvrages.
Le spectacle capté ici a été créé à l’English National Opera à Londres en 2016. En 2019, l’année où il est présenté au Met à New York, et filmé, il est repris à Londres et le sera encore en mars 2023. C’est dire si la production signée Phelim McDermott a connu un énorme succès, qui justifie ce nombre de reprises. Il apparaît comme une longue cérémonie ritualiste, qui propose une vision syncrétique de l’Égypte pharaonique, symboles et dieux présents aux côtés des personnages historiques de la narration, mais installés dans une idée contemporaine de rituel divin, dans l’esprit – revisité – des fresques des tombes thébaines.
En fait, l’œuvre ne raconte presque rien du règne de 17 ans d’Akhnaten (Akhenaton en français) dont on sait bien peu de choses : la mort de son père Amenophis III, qui lui donne le pouvoir en son an 1, l’an 5 qui voit se concrétiser la révolution religieuse et culturelle qu’est l’imposition d’Aton comme dieu unique à toute l’Égypte, et l’an 17 qui voit la disparition du pharaon, ouvrant une succession chaotique, avec d’abord sa fille Meritaton, puis son fils Toutankhamon, qui reviennent finalement au culte d’Amon, faisant sombrer celui d’Aton et le souvenir même de la famille royale dans un oubli total, qui ne cessa qu’avec la découverte dans la Vallée des rois voici tout juste 100 ans de la tombe du fils – qui n’était alors qu’un nom dans les listes royales.
L’œuvre de Glass est donc une réflexion « new age » sur le temps, la religion, la responsabilité et la solitude des dirigeants, si éloignés des croyances du peuple. Les personnages sont historiques, avec le roi auteur de l’extraordinaire Hymne à Aton, son épouse Nefertiti, sa mère Tye, ses six filles, ses successeurs, le Divin Père Aye, qui succéda à Toutankhamon, puis le général Horemhab, artisan de cette damnatio memoriae sur laquelle s’interroge l’épilogue final où les fantômes des protagonistes sont projetés dans notre époque à travers les ruines du palais d’Akhenaton.
Avec Glass, on est très loin du dramatisme théâtral exacerbé d’Aida, et avec la production de McDermott, plus loin encore de la convention folklorique de sa représentation usuelle, qui peine encore à sortir de l’image d’Épinal. Mais la vérité égyptologique s’arrête bien entendu ici dans une réécriture visuelle aux images contemporaines (Tom Pye), aux costumes réinterprétés façon défilé de mode (Kevin Pollard), aux éclairages somptueux (Bruno Poet). Et pour en rajouter dans le décoratif, des acrobates, et surtout des jongleurs, sont là pour évoquer la luxuriance d’une cour qui fut en son temps la plus brillante du monde, et l’omniprésence du cercle, à l’image du dieu nourricier.
En fait, seul Anthony Roth Costanzo, l’interprète d’Akhnaten, a le physique émacié, le visage oblong des statues conservées au Caire, à Berlin, et son apparition à « la fenêtre des apparitions » devant un cercle solaire orangé est tout à fait dans l’esprit de cette religion d’Aton qui se célébrait à l’extérieur et non dans la pénombre des temples. Mais la réécriture visuelle globale, courant par-dessus les siècles, est aussi assez proche de l’univers de la comédie musicale : ainsi la robe de couronnement du roi évoque plus les portraits d’Elisabeth I que les pagnes qui habillent ses images statufiées en Osiris. Mais la convention opératique reprend le dessus avec le magnifique duo du roi et de la reine, tous deux vêtus de rouge intense, et seuls, au milieu du décor.
Tout cela n’en compose pas moins un « spectacle » dans le meilleur sens du terme, qui sait exprimer visuellement les tournoiements incessants du statisme conceptuel de la partition de Glass, qui n’est pas pour rien un des papes du minimalisme. Dans Akhnaten, les violons sont absents au profit des altos, et règnent les bois et les percussions, accentuant la caractère mystérieusement sombre de la partition. La répétition obsédante des motifs, le balancement d’une forme de pulsation en mode perpétuel et l’imperceptible évolution de la phrase trouvent ici une intensité proprement magnétique, aussi bien à l’orchestre que dans la diversité et la rythmique chorale. D’autant que, hors l’Hymne à Aton chanté en anglais, le livret est en égyptien ancien, en akkadien et en hébreu, pas vraiment aisé à saisir !
Mais la distribution, de haut niveau, permet de passer l’obstacle de la compréhension, pour jouer de l’intensité des présences. À commencer par l’Amenophis III parlé de Zachary James, impérieux, saisissant, mais aussi avec les superbes voix de basses de Richard Bernstein et Will Liverman, Aye et Horemhab, comme celle de l’excellent grand prêtre d’Amon d’Aaron Blake, à l’aigu percutant. Dísella Lárusdóttir donne à Tye toute l’intensité d’un soprano aigu, tandis que J’Nai Bridges compose une Nefertiti aux résonances et à la profondeur colorée d’un grand mezzo. Mais c’est bien Anthony Roth Costanzo qui captive, par son chant qui est la séduction même, par son incarnation du pharaon le plus mystique de l’histoire, entre illumination spirituelle et poids de sa charge de dieu vivant.
Karen Kamensek, qui était de la création des Enfants terribles à Zoug en 1996, a la précision impérieuse et le sens de ces forces rassemblées qui avancent en permanence. Un superbe témoignage de ce que sait faire le Met, pour servir, bien tardivement certes, la cause d’un des plus grands compositeurs américains : Akhnaten aura attendu 35 ans pour y paraître !
Pierre Flinois