Sabine Devieilhe (Lakmé). © Stefan Brion

Créé en 1883 à l’Opéra Comique, Lakmé raconte la rencontre entre un officier britannique stationné en Inde, Gérald, et la fille d’un prêtre en révolte contre l’occupant anglais, Lakmé. Le choc de la rencontre tient autant à l’opposition des deux mondes auxquels les personnages appartiennent, qu’au statut de l’un et de l’autre. Gérald est un soldat comme un autre, accompagné de son ami Frédéric et de sa fiancée Ellen, et il circule de l’Angleterre à l’Inde. Au contraire, Lakmé a été déifiée par son père Nilakantha, elle vit dans un enfermement religieux et doit se prêter aux stratagèmes de son père. Mais là où l’oppression est grande, plus grand encore est le désir de liberté : là où Gérald demeure un personnage falot et attaché aux conventions – s’offrant simplement le luxe d’un doux rêve –, Lakmé est prête à s’enfuir pour vivre son amour. À ce titre, on relève que c’est précisément lorsque Gérald comprend que Lakmé n’est pas simplement un fantasme d’Orient, mais bien un individu pensant et agissant délibérément, que la douceur de son foyer britannique et son futur establishment matrimonial se rappellent à lui. Voilà donc un livret plus fin qu’il n’en a l’air, laissant la place aux personnages de révéler une épaisseur psychologique qui contraste avec les scènes de caractère – le marché – ou de comédie – les apparitions du quatuor britannique qui accompagne Gérald.

Malheureusement, Laurent Pelly ne propose qu’une lecture illustrative et joliment insipide de ce véritable chef-d’œuvre. Les tableaux sont soignés, le premier acte s’ouvre ainsi sur une représentation ouateuse de l’univers de Lakmé. Des nuages blancs moutonnant encadrent la scène où Lakmé paraîtra dans une cage de bois, vêtue d’une coiffe qui évoque les bijoux dont on affublait autrefois Turandot. À l’acte II, l’espace du marché est délimité par des lampes de papier qui se déplient et se replient en accordéon, donnant à voir tour à tour la cohue à travers laquelle les personnages tentent de sinuer, et l’espace où Lakmé chante la légende de la fille des Parias. Un écran s’abaisse derrière elle, et le récit est illustré en ombres chinoises. Au troisième acte, ce sera au milieu d’un lit de fleurs que Gérald reprendra vie. L’épure globale, voire la démarche de certains personnages (les pas de Mallika, ou la chorégraphie de Lakmé dans la dernière scène) évoquent une référence clairement wilsonienne, ce que renforcent par exemple les lunes qui se découpent nettement sur le fond du décor. Tout cela est agréable à regarder et n’entrave pas la compréhension du livret. Finalement, c’est déjà beaucoup, mais avec un tel livret il y aurait eu plus à faire – notamment dans la direction d’acteurs – pour créer un véritable discours et faire vivre les personnages.

Toutefois, à cet égard, le spectateur est comblé par la musique, et plus précisément par Sabine Devieilhe et Raphaël Pichon. Commençons par elle et expédions la technique : maîtrise intégrale de son instrument, beauté et fraîcheur du timbre, agilité dans les aigus, authentiques graves assurés et bien projetés... rien de tout cela ne manque, le métier est impeccable. Elle compose en Lakmé, un véritable personnage : amoureuse frémissante, c’est aussi une femme résolue et décidée, déterminée à ne pas se faire dicter ses actes. Tout cela transparaît dans le chant. Ainsi, la légende de la fille des Parias se distingue par la singularité de sa lecture : superbement réalisé (en surmontant les nombreuses difficultés virtuoses) elle est néanmoins chantée sans ostentation et demeure une prière exécutée sous la contrainte, ce que révèle encore plus la reprise de la légende où la souffrance de Lakmé devient évidente. On pourrait citer mille autres passages où Sabine Devieilhe montre Lakmé en proie au doute face à l’amour naissant, ou bien outragée et résolue quand elle comprend la couardise de Gérald. Enfin, le tableau final de la mort de Lakmé (« Tu m’as donné le plus doux rêve ») est tout simplement bouleversant.

Face à elle, le Gérald de Frédéric Antoun est à la peine. Le timbre a perdu sa souplesse et de sa lumière, mais surtout les aigus sont atteints avec force. C’est fort dommage car il révèle un souci musical constant, et soigne la ligne comme il peut pour conserver un peu d’élégance vocale. Le Nilakantha de Stéphane Degout est plus un meurtrier que le représentant d’une autorité morale, brossant ainsi un personnage bestial, se déplaçant tel un fauve sur scène. Le chant est concentré et percutant, et la voix d’un métal tranchant qui convient à cette lecture du personnage. Les seconds rôles sont solides : Philippe Estèphe (Frédéric) bon ami et raisonneur, Ambroisine Bré (Mallika) seconde avec opulence Lakmé, Elisabeth Boudreault (Ellen), Marielou Jacquard (Rose) et Mireille Delunsch (Mistress Bentson) ne déparent pas et font sourire. Mention spéciale à François Rougier, dont le Hadji au timbre clair, cultivant une fragilité qui lui donne la voix du dévouement, procure aussi une intense émotion.

Enfin, on ne les attendait pas dans ce répertoire, mais l’orchestre et le chœur Pygmalion, ainsi que Raphaël Pichon, remportent tous nos suffrages. On a régulièrement fait part dans ces colonnes de l’admiration qu’on porte à cet orchestre et du détail de ses qualités. Les couleurs individuelles, l’adéquation des timbres, le sens de la pulsation, la conscience de la ligne... tout cela se retrouve ici, au service du théâtre et d’une vision architecturée. Il semble ici que l’expérience de la musique baroque, et particulièrement de la rhétorique, que le chef et l’orchestre ont acquise au fil des années, est réutilisée avec beaucoup d’à-propos. Delibes – comme toutes les personnes ayant reçu une éducation bourgeoise ou fait des études à cette époque – était aussi formé à l’art de la rhétorique, et les couleurs orchestrales, les figures mélodiques, tant dans le chant que dans l’accompagnement, et leur agencement relèvent toujours d’une conscience discursive. Raphaël Pichon mène cette lecture, et outre la finesse du jeu et la qualité des timbres (la couleur des cors !), on succombe à l’immense poésie de cette partition restituée avec élégance et sans emphase. 

Jules Cavalié

Diffusion en direct sur Arte Concert le 6 octobre à 20h.
Diffusion sur France Musique le 22 octobre 2022 à 20h.

À lire : notre édition de Lakmé/L'Avant-Scène Opéra n° 183


Mireille Delunsch (Mistress Bentson), chœur Pygmalion. © Stefan Brion