S’il fallait trouver chez Wolfgang Mitterer un antécédent à sa Dafne, on s’orienterait vers Im Sturm plutôt que les opéras Massacre et Marta. Construit sur un collage de textes poétiques (Heine et Goethe entre autres), le cycle de lieder était parcouru par des allusions à la musique de Schubert tout en conservant un idiome stylistique très personnel, fortement coloré par l’électronique. C’est sur la base du livret de Martin Opitz, adaptation de celui d’Ottavio Rinuccini, que Mitterer construit la totalité de son dernier opéra, et si la musique de Schütz est ici omniprésente, c’est non pas par le biais de la partition perdue de Dafne, mais par celui de madrigaux qui, selon le procédé bien connu du contrafactum, se voient ici revêtus des textes dudit livret.
Tous les chanteurs des Cris de Paris sont sur la scène ou à sa proximité immédiate et, bien qu’il leur incombe des solos ou des petits ensembles, se retrouvent le plus souvent en configuration chorale. Mal nécessaire, la sonorisation de chacun d’entre eux contribue d’ailleurs, à certains moments, à un léger déficit d’homogénéité. C’est qu’il faut ici passer par les haut-parleurs pour favoriser la fusion avec la partie électronique qui forme le substrat de l’œuvre, se substituant à la fosse instrumentale. On y retrouve, outre l’hétérogénéité des sources sonores qu’appelle le sampling, la matière généreuse, majoritairement consonante et campée sur des basses robustes. Virtuose dans cet art qu’il pratique aussi en tant que performeur, Mitterer ménage également des impacts rythmiques marqués, un montage nerveux et des défauts numériques savamment cultivés.
Les chanteurs – qui bénéficient de la double expérience de sa musique, découverte avec la production de Marta, et de celle de Schütz – sont susceptibles à chaque instant de prendre en charge, individuellement ou collectivement, chacun des rôles : Ovide dans l’introduction, puis Apollon, Daphné, Vénus, Cupidon, et bien sûr les chœurs de bergers et de nymphes. Face à la scène, Geoffroy Jourdain garantit la restitution très fluide d’une belle écriture vocale dont l’une des principales qualités est justement de dissimuler les coutures entre les citations de Schütz et les parties composées. Sur le long terme pourtant, cette matière musicale très ductile où tout glisse sur tout apparaît progressivement comme un procédé expressif trop univoque.
Le beau travail d’Aurélien Bory relève principalement ici de la scénographie. Son atout maître, une scène circulaire à anneaux tournants, induit une dynamique constante ainsi que de subtils effets de vitesses relatives mais finit, comme la musique en perpétuel glissement tectonique, par… tourner en rond. On ne boude cependant pas son plaisir lors des moments spectaculaires comme la pluie de flèches venant s’enficher dans des cibles précisément positionnées, évoquant autant l’arc d’Appolon que celui de la Daphné chasseresse et celui de Cupidon. Leur mouvement permanent et leur capacité à changer de configuration musicale en un clin d’œil confère aux chanteurs un double avantage musical et scénique, la vigilance que requièrent les potentiels pièges giratoires occasionnant toutefois un léger raidissement des postures. De même, la mise en valeur des talents instrumentaux de certains choristes (flûte, bassons, cor, guitare et cajón) se paie par des mouvements visibles en coulisses et hypothèque l’équilibre entre voix et électronique, qui contribue pourtant à la singularité sonore du projet. En dépit de ces réserves, ce « madrigal opéra » reste un spectacle fort et très cohérent, qui exalte la beauté du texte poétique tout en tirant magistralement parti de son potentiel dramaturgique.
Pierre Rigaudière
© Aglaé Bory