Savva Khastaev (Kachtcheï), Antonina Vesenina (la Tsarine de la Suprême Beauté), Irina Shishkova (Kachtcheïevna), Yaroslav Petryanik (le prince Ivan Korolévitch), Mikhail Kolelishvili (le Paladin Tempête), Orchestre philharmonique et Chœur de chambre de Poznań, dir. Łukasz Borowicz.
Dux 1485. 2018. Notice et livret en russe et polonais. Distr. DistrArt Musique.
Dernière production importante de la troupe privée de Savva Mamontov, Kachtcheï l'immortel fut créé le 12 décembre 1892 au théâtre Solodovnikov de Moscou, dans un programme double comprenant également Iolanta (1892) de Tchaïkovski. Dans son opéra en trois tableaux durant à peine plus d'une heure, Rimski-Korsakov met en scène le même personnage de génie maléfique inspiré des contes traditionnels russes que reprendra bientôt son élève Stravinsky dans le ballet L'Oiseau de feu (1910). Tyrannique envers la Tsarine de la Suprême Beauté qu'il tient en captivité dans son sinistre manoir, l'affreux Kachtcheï a acquis le don d'immortalité le jour où il a enfermé sa mort dans une larme de sa fille, la cruelle Kachtcheïevna. Celle-ci attire par ses charmes vénéneux les preux chevaliers ennemis de son père auxquels elle donne un philtre d'oubli avant de les tuer elle-même avec sa propre épée. Or, son cœur s'émeut à la vue d'Ivan Korolévitch, fiancé de la Tsarine, qui lui inspire un amour impossible et lui fait verser ses toutes premières larmes. Elle se transforme en saule pleureur tandis que Kachtcheï meurt et que le couple amoureux, enfin libéré, exulte en chantant la liberté, le soleil et le printemps retrouvés.
Pour son « conte d'automne », où se mêlent en un beau syncrétisme influences russes et wagnériennes, le compositeur fait preuve d'audace, car comme il le précise dans Chroniques de ma vie musicale, il utilise des procédés harmoniques nouveaux et multiplie les accords dissonants afin de créer une ambiance sombre et lugubre. Si le but est parfaitement atteint, l'ouvrage n'en possède pas moins un charme mélodique indéniable, qui trouve son apogée dans la grande scène de séduction du deuxième tableau. N'ayant jamais réussi à s'imposer au répertoire international, Kachtcheï l'immortel a néanmoins connu les honneurs du studio dès 1948 et 1949, avec deux intégrales dirigées par Samuel Samossoud à la tête de l'Orchestre de la Radio de Moscou. Absolument magnifique, la seconde version (chroniquée sur notre site) du chef soviétique domine largement la discographie, où l'on retrouve également les versions dirigées par Trifonov (film VAI, 1987), Tchistiakov (Le Chant du Monde, 1991) et Gergiev (Philips, 1995). En provenance de Pologne, le nouvel enregistrement ne peut certes pas rivaliser en splendeur sonore avec les grandes phalanges russes, mais Łukasz Borowicz crée tout de même des atmosphères oppressantes à souhait avec les musiciens de l'Orchestre de chambre de Poznań, où l'on admire en particulier un superbe pupitre de bois. Sans être exceptionnelle, la distribution réunit cinq chanteurs tous très convaincants dans leurs rôles respectifs : Kachtcheï à la voix volontairement nasillarde et agaçante de Savva Khastaev, Tsarine à la fois fragile et volontaire d'Antonina Vesenina, Kachtcheïvna au timbre charnu d'Irina Shishkova, Prince d'une belle séduction vocale de Yaroslav Petryanik et robuste Paladin Tempête de Mikhail Kolelishvili. La voix de ce dernier est malheureusement amplifiée de façon excessive, provoquant du coup un déséquilibre sonore extrêmement gênant, en particulier dans le trio du premier tableau. Outre l'absence d'un livret en français ou en anglais, c'est là le principal reproche que l'on peut adresser à cet album, qui propose une interprétation tout à fait honorable d'une œuvre injustement méconnue.
Louis Bilodeau