Kát’a Kabanová est un personnage solitaire dans son désir de bien faire auprès de sa belle-mère, face à son mari ou son amant. De fait, elle est une eau dormante, écartelée entre un monde intérieur fait de désirs et de fantaisie inassumée et des exigences sociales auxquelles elle tente de se conformer. Convaincue de sa propre culpabilité avant qu’elle ne soit réelle, elle s’enferme dans un destin tragique qu’elle met en place seule.
Pour montrer tout cela et exprimer l’oppression sourde d’une sociabilité villageoise que Janáček ne fait que frôler du bout des personnages d’autorité (Kabanicha et Dikoj), Barrie Kosky peuple le plateau nu de la Felsenreitschule de figurants qui tourneront le dos au public, immobiles tout le spectacle durant. Disposés différemment à chaque scène, leur présence devient de plus en plus oppressante, restreignant l’espace de liberté disponible. Un ensemble de rampes de lumières s’abaisse ou s’élève au-dessus de la scène, modulant les ambiances avec une discrétion qui participe à l’évidente réussite de cette mise en scène. La direction d’acteurs porte les chanteurs sur des cimes : Kát’a apparaît dans toute sa complexité, entre danse, immobilité, contrition, souffrance, élan amoureux ou hésitation. Chaque mouvement fait oublier la scène vide, magnifiant l’austérité visuelle régnante.
Le succès de ce dispositif scénique repose largement sur l’extraordinaire prestation de Corinne Winters qui interprète Kát’a. Elle se jette à corps perdu dans le rôle et demeure bien souvent en scène même quand elle ne chante pas, montrant les failles intérieures dans lesquelles elle s’abîme. Son immense voix se plie parfaitement aux intonations éruptives que déchaîne la passion en elle. Sans disposer du timbre le plus séduisant, Winters soutient sa ligne avec tempérament et une voix d’une parfaite homogénéité. Elle n’est pas la seule à tenir la scène : Evelyn Herlitzius est une belle-mère (Kabanicha) vicieuse à souhait. Les registres ne sont plus aussi bien soudés, mais la puissance et l’incarnation font le reste pour camper le personnage abominable et manipulateur. David Butt Philip (Boris) est un amant séduisant par l’ampleur de la voix et la clarté du timbre et s’il laisse passer le détail de la ligne, il en préserve tout de même la dynamique générale. Benjamin Hulett campe un Kudrjáš engagé dans ses enthousiasmes, séduisant de dynamisme. La Varvara de Jarmila Balážová, timbre capiteux et homogène, belle projection et ligne facile, convainc avec évidence. Jens Larsen est un superbe Dikoj, autoritaire et veule et Jaroslav Březina parvient à proposer un Tichon Ivanyč Kabanov touchant en lâche.
Jakub Hrůša métamorphose le son des Wiener Philharmoniker : le raffinement viennois devient souci implacable du détail, la souplesse gracieuse se fait populaire et le timbre chaleureux, rugosité paysanne. Et le chef, à l’unisson du metteur en scène et des interprètes, raconte l’histoire et tend l’arc jusqu’au bout, nourrissant le discours avec énergie et précision. Il combine sans cesse l’attention à chaque instant et la vision à long terme de la structure si complexe bâtie par Janáček.
Jules Cavalié