Mettre en scène La Flûte enchantée au XXIe siècle est une gageure : le livret compte bon nombre de réflexions racistes et misogynes et l’héritage des Lumières, passé au tamis d’une recherche historique et philosophique poussée, n’est plus présentable tel quel – à moins de jouer la carte de la littéralité, en situant cela au XVIIIe siècle comme chez David McVicar. En outre, l’opposition entre une Reine de la Nuit maléfique et un Sarastro grand sage confine désormais à un manichéisme dont le spectateur ne saurait plus s’accommoder. Lydia Steier propose une mise en scène qui déjoue tous ces pièges dans une lecture cohérente et plurielle dont la réalisation scénique est une véritable réussite.
Pendant l’ouverture, une querelle familiale éclate entre le père – Sarastro – et la mère de famille – la Reine de la Nuit. Le premier entretient un rapport autoritaire à son foyer et lorsqu’il quitte la table inopinément sans donner d’explications, appelé par un homme en gris venu le quérir, son épouse laisse éclater sa fureur d’en être réduite à « faire tapisserie » (sa robe est de la même étoffe que la nappe de la table familiale). Pour conjurer la stupeur et l’inquiétude que la scène provoque chez les enfants, le grand-père décide de raconter La Flûte enchantée à ses trois petits-enfants. Les dialogues disparaissent donc au profit d’un texte récité principalement par le grand‑père, mais dont quelques lignes sont aussi réservées aux autres personnages, principalement aux enfants. Ainsi, ce sont eux les personnages principaux de l’opéra et le spectateur est invité à percevoir l’action à travers leurs yeux. Ils attribuent ainsi à leur entourage les différents rôles de l’histoire, eux-mêmes campant les trois garçons. À ce regard enfantin qui permet de préserver le caractère merveilleux de l’histoire, se superposent les souvenirs du grand-père qui se revoit jeune à travers Tamino et revit avec mélancolie un passé tragique. Le double niveau de lecture n'altère en rien la lisibilité du propos, puisque les deux niveaux de lecture se croisent et se rejoignent. À travers ce récit, les jeunes gens sont initiés à la complexité du monde des adultes, sans perdre la part de fantaisie inhérente à cet âge. Steier résout ainsi la difficulté d’alterner propos légers et comiques avec la gravité des pages empreintes de liturgie maçonnique.
Dans ce dispositif, Sarastro et sa suite sont des hommes gris, manipulateurs, prêts à vendre des illusions pour parvenir à leurs fins. Dans leurs costumes Belle Époque, ils évoquent immanquablement les industriels et financiers qui contribuèrent largement à précipiter l’Europe dans la Première Guerre mondiale. Dès lors, les épreuves du feu et de l’eau n’en sont qu’une : la guerre. On comprend ainsi le délire et la tentative de suicide de Pamina, motivés par la peur de ne plus jamais revoir Tamino parti à la guerre. Personnages négatifs, les remarques misogynes de Sarastro et ses hommes ne choquent pas car elles n’émanent plus d’un modèle de souverain éclairé et de prêtres avisés. Si Sarastro et ses hommes sont des personnages cyniques, la Reine de la Nuit n’en devient pas meilleure pour autant, puisqu’elle transforme sa frustration en une aigreur qu’elle déverse sur ses propres enfants.
La réécriture des dialogues permet aussi d’évacuer les réflexions racistes à propos de Monostatos, dont la peau devient noire parce qu’il livre le charbon, comme une pirouette signalant les remarques disparues. Les références aux valeurs de fraternité et de sagesse qui irriguent aussi les dialogues du deuxième acte se réduisent maintenant à leur présence dans le texte chanté, devenant ainsi des leurres agités par les hommes de Sarastro, idéaux au nom desquels les personnages sont appelés à combattre.
Lydia Steier raconte son histoire au moyen d’une direction d’acteurs rigoureuse qui fait évoluer les personnages dans un beau décor (Katharina Schlipf) représentant une maison bourgeoise des années 1900. Il s’agit d’une structure à double révolution – le centre tournant sur lui-même est ceint d’une bordure se mouvant aussi – qui démultiplie les espaces, passant d’un classique étagement entre un « upstairs » bourgeois et un « downstairs » réservé à la domesticité, à un espace déstructuré où escaliers et portes ne mènent nulle part. Les évocations les plus fantaisistes, liées à Papagena, prennent la forme d’apparitions colorées, comme si des personnages étaient descendus des affiches adornant les murs de la chambre des enfants.
Hélas, le plateau vocal n’est pas au rendez-vous de cette convaincante et stimulante proposition. Mauro Peter, annoncé souffrant, est un Tamino élégant mais privé de ses moyens. La Reine de la Nuit de Brenda Rae manque de hargne et le rôle lui pose quelques difficultés, le Sarastro de Tareq Nazmi écrase ses graves et surjoue vocalement la méchanceté proposée par la mise en scène (pourquoi vociférer le deuxième couplet de « In diesen heil’gen Hallen » ?), le Papageno de Michael Nagl, certes sonore, se dispense du relief de la ligne vocale faite de gourmandise et de tendresse. Seule Regula Mühlemann se distingue en Pamina, belle voix ample et homogène, elle déploie de son timbre charnu une ligne de belle école. Fort sollicités, les trois garçons, Stanislas Koromyslov, Yvo Otelli et Raphael Andreas Chiang, s’acquittent fort bien de leur partie vocale et font preuve d’une belle maturité dans le jeu scénique. Enfin, pour autant qu’on puisse en juger, la prestation de Roland Koch en grand-père contribue largement à la réussite du propos de Lydia Steier.
Joana Mallwitz est au diapason de la mise en scène : toutes les ressources du théâtre sont exploitées, pour le plus grand bonheur d’un Orchestre philharmonique de Vienne à l’aise avec cette fougue, au risque de quelques approximations et de négliger un peu la tendresse et la sensibilité de la partition.
Jules Cavalié