Première soirée salzbourgeoise pour nous, dernière de la production du Triptyque de Puccini. Christof Loy propose une lecture attentive et fidèle du triple opéra de Puccini, mais pour une fois la soirée commence avec Gianni Schicchi, initiant une lecture qui fait de chaque opéra une station dans le trajet de l’Enfer au Paradis (Suor Angelica) en passant par le purgatoire (Il tabarro). Le décor est simple et fait penser aux années 1960 : une vaste chambre dépouillée où trône l’imposant lit du défunt Buoso Donati. À cour, la famille en rang d’oignon mange ses pâtes en tentant de pleurer, tandis qu’à jardin, une grande fenêtre aux persiennes ouvertes permet à la lumière d’inonder la pièce. Dans cet espace libre, Loy fait jouer la comédie aux chanteurs. Ils occupent l’espace avec soin et précision, font et défont des tableaux qui marquent l’œil – comme la tentative de séduction de Gianni Schicchi par la famille – et donnent à voir un ballet virtuose où l’humour ne cède jamais à l’histrionisme. Il tabarro et Suor Angelica sont à l’avenant : une péniche et quelques meubles débarqués dans un espace nu suffisent à évoquer l’univers des débardeurs parisiens et quelques tables ornent l’austère parloir du couvent d’Angelica. Pour chaque opéra, Loy soigne la direction d’acteurs et fait preuve d’un profond souci du détail et de la logique psychologique. Ainsi, l’annonce de la mort du fils d’Angelica entraîne un revirement chez la sœur : son exil religieux était justifié par la préservation de son enfant. Celui-ci n’étant plus, elle peut désormais le quitter. On la voit ainsi revêtir des habits séculiers et coquets marquant son passage hors de la piété, condition nécessaire pour atténuer le péché capital qu’elle s’apprête à commettre. Une lecture fidèle et subtile, flatteuse pour l’œil sans dévorer l’attention du spectateur, rendu disponible pour apprécier un plateau vocal de haut vol.
Dans la famille Donati, signalons l’autoritaire et truculente Enkelejda Shkosa (Zita), qui se mue en parfaite Frugola dans Il tabarro. Dans l’un comme dans l’autre, elle est appariée à la basse Scott Wilde, plus à l’aise comme Talpa que dans le rôle de Simone Donati. Caterina Piva séduit autant en Ciesca qu’en Maestra delle Novizie. Matteo Peirone est superbement risible en Maestro Spinelloccio et les autres personnages secondaires tiennent le rang sans dépareiller. Alexey Neklyudov est un beau Rinuccio, au timbre brillant et rond, qui paraît toutefois un peu léger pour le rôle, notamment dans les moments qui nécessitent plus de puissance et de métal, comme « Firenze è come un albero fiorito ». Misha Kiria (Gianni Schicchi) partage avec Roman Burdenko (Michele) un souci du style, une présence scénique convaincante et une voix de velours. Si le premier est comique sans forcer, le second nourrit une noirceur intérieure évitant les effets grand-guignolesques. Joshua Guerrero est un Luigi vaillant, quoique manquant un peu d’éclat solaire. Enfin, Asmik Grigorian, presqu’en attente en Lauretta – qui sollicite peu ses impressionnants moyens – se révèle incandescente en Giorgetta. Sensuelle, amoureuse ou mélancolique, elle tient la scène et entraîne le plateau à sa suite. Elle incarne une Angelica prodigieusement touchante, au visage sensible et déchiré.
Franz Welser-Möst est moins à l’aise dans la comédie : les détails ironiques, que signalent les nombreuses incursions modernistes dans le langage de l’opéra, pâtissent ainsi d’une direction menée tambour battant dans le premier opéra de la soirée, qui s’assouplit néanmoins dans les pages plus lyriques. Il tabarro et Suor Angelica révèlent les talents de conteur du chef, qui sait conduire son orchestre jusqu’aux – rares – crêtes sentimentales de ce chef-d’œuvre puccinien. Couleurs et tensions, sonorité chaleureuse et souplesse, rien ne manque aux flamboyants Wiener Philharmoniker.
Il est des soirs où les applaudissements arrivent trop tôt. Après la prestation bouleversante d’Asmik Grigorian en Suor Angelica et des artistes qui l’entouraient, on aurait souhaité jouir du silence et de l’obscurité plus longtemps après le tombé du rideau.
Jules Cavalié