Kimy McLaren (Grace) et Stéphanie Pothier (Marguerite). © Louise Leblanc
C'est à un spectacle tout en raffinement que nous convie le Festival d'opéra de Québec avec la création de Yourcenar – Une île de passions, ouvrage en deux actes du compositeur montréalais Éric Champagne (né en 1980) sur un livret de Marie-Claire Blais et Hélène Dorion. Loin des sujets à forte saveur tragique qui constituent une grande part du répertoire lyrique, l'opéra se concentre sur quelques moments essentiels de la vie de l'auteure de L'Œuvre au noir, canevas a priori dépourvu de véritables ressorts dramatiques mais dont le traitement s'avère en définitive tout à fait fascinant. Car bien plus que la simple évocation de la vie et des amours de Marguerite Yourcenar, on nous convie à l'exploration de sa psyché profonde, sa défense active de l'écologie et des droits de l'homme, ses doutes en tant que créatrice, ses angoisses paralysantes, son éternel tiraillement entre la stabilité et l'appel de l'ailleurs, enfin son ardente quête d'absolu. Consacrée à sa relation avec la traductrice Grace Frick, la première partie montre bien les différentes facettes de cet amour qui lui fera quitter l'Europe pour s'installer aux États‑Unis, sur l'île des Monts Déserts (Maine), dans un refuge propice à l'éclosion de son talent mais qu'elle percevra également comme une prison. Compagne dévouée jusque dans la longue maladie et la mort de Grace, l'écrivaine connaît ensuite des années mouvementées que le deuxième acte présente sans faux-fuyants. Si elle reprend goût à la vie et se remet à voyager grâce au jeune homosexuel Jerry Wilson, ce dernier révèle rapidement des zones d'ombre, souffre notamment d'alcoolisme et essaie même de lui extorquer d'importants montants d'argent sur les instances de son amant Daniel. Après que le sida a emporté son ami, Marguerite vit ses derniers mois dans une sérénité retrouvée qui l'amène à regarder en face l'Éternité en train de s'ouvrir devant elle.
Dans son premier opéra de grande envergure, Éric Champagne éblouit par une orchestration rutilante qui jamais ne vient couvrir les voix. Sa partition comprend de ravissants solos des vents et des cordes qui nous plongent au cœur de la nature ou traduisent avec éloquence les états d'âme contrastés de Marguerite. Le compositeur réussit particulièrement bien à traduire la fièvre qui s'empare de l'héroïne au moment où elle retrouve dans une malle les premières esquisses des Mémoires d'Hadrien, de même que les sarcasmes des « Immortels » lors de sa réception à l'Académie française, les nombreuses tensions avec Jerry et l'apaisement final face à la mort. Très lyrique, son écriture vocale permet aux voix de bellement s'épanouir, en particulier dans l'aria de la cantatrice, sorte de « Vissi d'arte » aux élans irrésistibles, et dans les mélismes du chant de Daniel, qui tente d'envoûter Jerry pour exploiter financièrement celle qui lui a si généreusement offert son amitié.
Disposé à l'arrière de la scène, l'orchestre des Violons du Roy accomplit un travail admirable sous la direction souple et pleine de finesse de Thomas Le Duc-Moreau. Une petite rampe sépare les musiciens des chanteurs, qui évoluent sur un espace très dépouillé encadré par de larges panneaux blancs. Au-dessus de la scène, quelques projections d'oiseaux, de visages ou de la coupole de l'Institut de France viennent ponctuer une action essentiellement intérieure. D'une parfaite sobriété, la mise en scène d'Angela Konrad établit d'intéressants parallèles entre la mort de Grace et celle de Jerry. Présents tout au long de la représentation, les douze choristes – d'un très bon niveau – tiennent un rôle comparable à celui du chœur du théâtre grec en venant commenter les diverses étapes du parcours de l'héroïne. Cette dernière trouve en Stéphanie Pothier une interprète sensible à la riche voix de mezzo à laquelle on reprochera seulement l'abus de sons tubés en première partie. En Grace, la soprano Kimy McLaren est merveilleuse de générosité vocale et de présence physique, tandis que le baryton Hugo Laporte est un Jerry au chant constamment soigné et séduisant. Pour sa part, Jean-Michel Richer campe un Daniel au charme vénéneux mais à la voix un peu limitée. Enfin, Suzanne Taffot est une cantatrice ardente à qui est destinée le seul véritable « air » de la soirée, qui soulève d'enthousiasme un public manifestement touché par cet ouvrage d'une grande poésie.
Louis Bilodeau
Hugo Laporte (Jerry) et Stéphanie Pothier (Marguerite). © Louise Leblanc