Kate Lindsey (Orlando), Anna Clementi (la Narratrice), Eric Jurenas (l’Ange gardien), Constance Hauman (la Reine, la Pureté, l’amie de l’enfant d’Orlando), Margaret Plummer (Modestie), Agneta Eichenholz (Sasha, la Chasteté), Leigh Melrose (Shelmerdine, Greene), Marcus Pelz (Dryden), Carlos Osuna (Addison), Wolfgang Bankl (Duke), Christian Miedl (Pope), Justin Vivian Bond (l’enfant d’Orlando), Orchester der Wiener Staatsoper, Chor der Wiener Staatsoper, dir. Matthias Pintscher ; mise en scène, Polly Graham.
C Major 760708 (2 DVD). Live. 2019. Notice en anglais et en allemand. Distr. DistrArt. Musique.
La biographie d’un personnage fictif, qui ouvrait à la Virginia Woolf d’Orlando un fertile espace littéraire, est étendue par Olga Neuwirth dans son opéra éponyme à « une biographie musicale fictionnelle en 19 tableaux ». Commanditaire de l’œuvre, le Wiener Staatsoper offre à la compositrice autrichienne les moyens d’une production ambitieuse qui mobilise, outre un large plateau de chanteurs, les chœur et orchestre de la maison, son académie chorale et le chœur d’enfants de son école d’opéra, un condensé de groupe rock et cinq experts, dont la compositrice, de l’électronique live. C’est qu’il faut nourrir cette traversée des siècles extrapolée par la compositrice et Catherine Filloux, co-autrices du livret, jusqu’au 18 décembre 2019, date de la présente captation. Le goût de Neuwirth pour une écriture bardée de références stylistiques – mais pas polystylistique pour autant – est exalté par la tentation d’évoquer musicalement les jalons historiques qui balisent ce récit. Pastiches stylistiques et citations vont bon train, de façon parfois prévisible (un Cold song qui se réfère plus à Klaus Nomi qu’à Purcell), parfois un peu pesante (Royal Fireworks de Haendel, Pomp and circumstance d’Elgar), souvent inattendue et drôle, par exemple lorsque les docteurs entonnent en guise de prescription un « no more monkey business bouncing on the bed » bien connu dans les écoles maternelles. Toutes les références font l’objet d’une distorsion stylistique, art dans lequel excelle la compositrice, et alimentent une esthétique de l’ambiguïté, les émotions étant floutées et travesties.
C Major 760708 (2 DVD). Live. 2019. Notice en anglais et en allemand. Distr. DistrArt. Musique.
La biographie d’un personnage fictif, qui ouvrait à la Virginia Woolf d’Orlando un fertile espace littéraire, est étendue par Olga Neuwirth dans son opéra éponyme à « une biographie musicale fictionnelle en 19 tableaux ». Commanditaire de l’œuvre, le Wiener Staatsoper offre à la compositrice autrichienne les moyens d’une production ambitieuse qui mobilise, outre un large plateau de chanteurs, les chœur et orchestre de la maison, son académie chorale et le chœur d’enfants de son école d’opéra, un condensé de groupe rock et cinq experts, dont la compositrice, de l’électronique live. C’est qu’il faut nourrir cette traversée des siècles extrapolée par la compositrice et Catherine Filloux, co-autrices du livret, jusqu’au 18 décembre 2019, date de la présente captation. Le goût de Neuwirth pour une écriture bardée de références stylistiques – mais pas polystylistique pour autant – est exalté par la tentation d’évoquer musicalement les jalons historiques qui balisent ce récit. Pastiches stylistiques et citations vont bon train, de façon parfois prévisible (un Cold song qui se réfère plus à Klaus Nomi qu’à Purcell), parfois un peu pesante (Royal Fireworks de Haendel, Pomp and circumstance d’Elgar), souvent inattendue et drôle, par exemple lorsque les docteurs entonnent en guise de prescription un « no more monkey business bouncing on the bed » bien connu dans les écoles maternelles. Toutes les références font l’objet d’une distorsion stylistique, art dans lequel excelle la compositrice, et alimentent une esthétique de l’ambiguïté, les émotions étant floutées et travesties.
Virginia Woolf esquissait dans son roman une histoire sociale du rapport entre hommes et femmes, et formulait par le truchement du personnage d’Orlando une critique de la société patriarcale. Chez Neuwirth et Filloux, le terreau est le même mais toute la partie ajoutée, en quelque sorte la fiction de la fiction – de la seconde guerre mondiale à nous jours – développe abondamment le thème de la fluidité des genres et des identités. C’est d’ailleurs là que se concentrent les longueurs de l’opéra et que se manifeste une tendance au mélange des genres, l’engagement politique, voire militant, et les messages délivrés avec plus ou moins de finesse ne bénéficiant pas de façon évidente à la dramaturgie. La présence du chœur d’enfants est certes plaisante, mais le plaidoyer pour la sauvegarde de la planète semble plutôt intégrer une thématique dans l’air du temps que consolider la transposition scénique du roman de Woolf.
Ces réserves ne retranchent rien au fait que le choix de Kate Lindsey pour le rôle-titre est un coup de maître. La mezzo-soprano américaine, dont l’ampleur vocale se double d’une capacité à moduler le timbre selon un riche nuancier, conserve la même présence sur la totalité de ce long spectacle, ne s’éclipsant que pour de rapides changements de costumes. Son grave capiteux, qu’elle teinte d’un soupçon de raucité par l’adjonction d’un léger souffle s’étend sans rupture vers un medium et un aigu plus timbrés mais jamais amputés de leur velouté organique. Lindsay est tout aussi crédible en Orlando homme qu’en Orlando femme (la transformation du personnage survient au XVIIIe siècle après un long sommeil) et réussit à rendre musicalement accessoire la question du genre, tant son personnage est cohérent et homogène. Bien qu’elle ne chante pas – elle chante en fait une fois, dans une parodie de rock qui n’était probablement pas indispensable – la narratrice (Anna Clementi) assume avec beaucoup de charisme un rôle sur lequel repose en grande partie l’unité de l’œuvre.
Rendus éphémères par le principe narratif de la fresque historique, les rôles secondaires sont très bien servis par la distribution. Comme en surplomb, l’ange-gardien du contre-ténor Eric Jurenas se voit confier un lyrisme serein qui n’est pas sans évoquer Written on Skin de George Benjamin, surtout lorsqu’il est porté par une nappe de cordes et d’harmonica de verre. De Shelmerdine, aventurier rencontré et épousé au XIXe siècle, dont Orlando dit qu’il est « aussi subtil et étrange qu’une femme », le baryton Leigh Melrose incarne subtilement l'ambivalence. À un trio des vertus (Pureté, Modestie et Chasteté) aux faux airs de Disney répond celui, encore plus fugace et tout aussi impeccable, des écrivains britanniques Addison, Dryden et Pope. Si elle peut se justifier par la dimension politique déjà évoquée comme par un indéniable impact scénique, la participation de Justin Vivian Bond tranche vocalement sur le reste du casting tant elle déroge aux standards habituels en matière de voix lyrique.
Pour garantir la cohérence de cette musique luxuriante, Matthias Pintscher était tout indiqué. Le chef maintient le cap avec énergie et précision rythmique, naviguant en habitué dans cet environnement sonore où amplification et électronique modifient considérablement la perspective acoustique. On pourra s’agacer par moments de cette esthétique du zapping convoquant musique élisabéthaine et baroque italien, nursery rhymes et boucles obsessionnelles à la façon du compatriote Bernhard Lang, fanfares de village et pop-rock des années 70, guitare slide et french cancan. Toujours est-il que la trame orchestrale est solide et l’écriture vocale, chorale comme soliste, remarquablement conduite.
Sur la scène, Polly Graham œuvre comme Matthias Pintscher en fosse à la canalisation de cet abondant flux narratif. Des longs panneaux verticaux mobiles servent de réceptacle à une vidéo (Will Duke) qui multiplie plus encore que la musique, à coup d’images d’archive, les références croisées, tandis que l’accent mis sur les costumes (Comme des garçons) esquisse un fashion opera. Considéré comme impossible à porter à l’écran jusqu’au film de Sally Potter, Orlando s’avère, grâce à l’inventivité d’Olga Neuwirth, être également un sujet viable pour l’opéra. Cette vision bouillonnante de l’art total vaut bien quelques excès.
Pierre Rigaudière