Dans la mise en scène d’Andrea Breth, le chef-d’œuvre de Strauss est dépouillé de ses oripeaux orientalistes, du fantasme érotique fin-de-siècle et du confort de la bourgeoisie qui s’encanaille de cette sensualité de pacotille, au profit de la projection dans un univers d’un romantisme âpre et crépusculaire se concentrant sur l’éclosion du sentiment amoureux et sa cohorte de dépits et frustrations de diverses natures – c’est-à-dire pas seulement sexuelle. Revenant à la volonté de Richard Strauss de présenter une héroïne de seize ans, Andrea Breth fait de Salomé une adolescente qui découvre l’amour à son insu, la curiosité qui précède sa rencontre avec Iokanaan la mène tout droit à la cristallisation amoureuse, puis aux intermittences du cœur entre blessures et bouffées d’euphorie, pour se réaliser dans la possession et l’irrémédiable chute qui accompagne cette connaissance quasi biblique du prophète. Salomé semble d’ailleurs s’effondrer, non sous les coups des soldats de son beau-père, mais de sa propre désillusion. L’héroïne éponyme n’est pas le seul personnage à connaître les affres de l’amour, Hérode est ici moins lubrique que troublé par les sentiments qu’elle lui inspire.
Dès lors, pour raconter cette histoire nul besoin des terrasses d’Hérode, le clair de lune suffit. Après une citation des Deux hommes contemplant la Lune de Friedrich, l’action se concentre d’abord dans un espace fantasmatique : un sol fissuré se meut, créant reliefs et abîmes – Salomé descend de l’un et Iokanaan émerge de l’autre – dans une pénombre lunaire. Dans une simple robe blanche, Salomé éclaire cette vision apocalyptique, mince lueur d’innocence et d’espoir qui sera anéantie dans la scène finale par la lumière clinique de la petite salle carrelée de blanc où le personnage contemple la tête du prophète qui gît dans une bassine. Pendant ce temps, le reste de la scène est plongé dans l’obscurité, d’où jaillit la condamnation à mort de la jeune femme par le tétrarque. Entre les deux espaces dévolus presque exclusivement à Salomé, apparaît la salle du banquet d’Hérode. Lieu étroit, rejouant une Cène où la tête de Iokanaan jonche déjà la table et le corps de Narraboth le sol, les personnages y sont oppressés, à commencer par Salomé qui se recroqueville dans un coin, mais aussi sa mère qui ne souffre plus la présence du prophète, ou Hérode, incapable de contenir son amour pour sa belle-fille.
La grande sobriété de ces décors successifs (Raimund Orfeo Voigt) et le fil conducteur de la lumière (Alexander Koppelmann) – de la pénombre initiale, à l’éclairage cru de la fin, en passant par l’insupportable grisâtre intermédiaire – servent avec austérité et puissance le propos de la metteuse en scène et soulignent une direction d’acteurs au cordeau. Le drame de Salome devient ici l’isolement radical auquel mènent les échecs amoureux, ce que raconte encore une danse des sept voiles où le personnage se démultiplie, chutant, défunt objet d’un convoi funèbre, ou encore violentée par celui qu’elle aime. Après tout, l’amertume à laquelle goûte Salomé sur les lèvres de Iokanaan n’est-elle pas « le goût de l’amour » ?
La beauté de la proposition scénique emporte l’adhésion parce qu’elle est doublée d’une réalisation musicale de haut vol. À la tête d’un orchestre de Paris en forme superlative, Ingo Metzmacher propose une lecture précise et débarrassée des traditions d’interprétation post-romantiques. Utilisant la partition corrigée par Richard Strauss en 1929 pour limiter l’importance de l’orchestre et ainsi rendre le rôle-titre praticable aux jeunes artistes pour mieux correspondre à l’intention de représenter un personnage juvénile, Metzmacher bâtit la tension dramatique à partir d’une attention rigoureuse aux détails, et notamment à l’équilibre des motifs et des plans sonores, veillant toujours à une hiérarchie exacte des gestes musicaux qui lui permet de maintenir un discours d’une clarté permanente. Cette attention à « l’infiniment petit » nourrit les longues phrases straussiennes qui ainsi se déploient toujours pourvues d’une intention dramatique. Si le son est beau, c’est pour raconter l’histoire dans une narration dépourvue d’emphase.
Les seconds rôles tiennent une place stratégique dans cette partition : ils ponctuent le déroulé dramatique, comme un contrepoint parfois évident – la fascination de Narraboth pour Salomé – parfois étrange – la controverse talmudique sur le prophète Élie – qui épaissit le discours. On apprécie ainsi le phrasé et la voix lumineuse de Joel Prieto (Narraboth), les beaux graves de Carolyn Sproule (le Page), la véhémence incisive et la voix tranchante de Léo Vermot-Desroches (1er Juif), ainsi que la justesse de ses coreligionnaires (Kristofer Lundin, Rodolphe Briand, Grégoire Mour et Sulkhan Jaiani). Kristján Jóhannesson, Philippe-Nicolas Martin, Allen Boxer et Katharina Bierweiler sont eux aussi au diapason de cette excellence.
L’Herodias bénéficie de la connaissance intime de la partition de son interprète – Angela Denoke – qui fut une grande Salomé, et John Daszak est un superbe Herodes à l’émission puissante, au phrasé toujours fin et attentif au texte, servi par une voix en excellente santé. Si le Jochanaan de Gábor Bretz est plus monolithique, son timbre charbonneux sert le personnage radical et violent dans les refus qu’il oppose à Salomé.
Prise de rôle pour l’audacieuse soprano qui aime prendre des risques : Elsa Dreisig est la Salomé idéale réalisée dans sa poétique fragilité. Pari triplement réussi : scéniquement, l’interprète propose un jeu subtil et incarné avec une énergie constante dont elle ne se dépare jamais, bien qu’en scène pendant tout le spectacle ; vocalement, Elsa Dreisig darde ses aigus couleur de lune qui siéent si bien au personnage, et le medium est charnu et onctueux ; musicalement, le phrasé est ample, et elle rend justice au caractère versatile de l’écriture straussienne passant rapidement de la déclamation au lyrisme. Enfin, la soprano s’est emparée de la proposition de la metteuse en scène et semble l’avoir faite absolument sienne.
Autant que l’éclatant résultat, on admire le colossal travail effectué pour proposer une autre Salome, une Salome pour le XXIe siècle.
Jules Cavalié