© Anthony Dehez (Salle Philharmonique de Liège, 15 mai 2022)
Résurrection au Théâtre des Champs-Élysées de Hulda, un opéra totalement oublié de César Franck, en ouverture du neuvième Festival du Palazetto Bru Zane à Paris, dont l’autre point fort sera le 11 juin avec la Phryné de Saint-Saëns.
Avouons que, comme la majorité des amateurs d’opéra, on avait fini par oublier que César Franck (1822-1890) s’était frotté au genre lyrique. Occultée par la puissance de feu de sa production symphonique, le raffinement de sa musique de chambre et l’élévation de son œuvre religieuse, son œuvre lyrique reste aujourd’hui encore dans l’ombre qu’elle n’a jamais réussi à percer durablement. Pourtant, quatre opéras ont vu le jour sous sa plume : deux œuvres de jeunesse, Stradella, en 1841, et Le Valet de ferme douze ans plus tard, restées sans écho, puis la cinquantaine passée, Hulda – à prononcer Houlda – sous-titrée Légende scandinave, qui l’occupa de 1879 à 1885, mais ne fut créée, en 1894, à Monte-Carlo, qu’après son décès, ce qui fit aussi que l’orchestration de Ghiselle resta inachevée.
Cette création monégasque, tronquée, et quelques rares reprises à Toulouse, La Haye, Nantes avant 1900… jusqu’à Fribourg en 2019, ne parvinrent pas à imposer l’œuvre. Il était donc bien dans la mission des équipes du Palazzetto Bru Zane de produire une édition critique de la partition pour permettre de l’entendre dans les meilleures conditions possibles et d’en estimer la valeur avec la distance que permet le temps qui a passé sur cet héritage.
Premier constat, explicite : la faiblesse d’un livret signé Charles Grandmougin, auteur dramatique bien oublié, comme ses nombreuses pièces à l’antique et ses quelques livrets d’opéras (Yvonne pour Lefèvre-Dérodé, Mazeppa pour de Granval, Les Pharaons pour Grelinger, mais aussi La Vierge de Massenet). Celui de Hulda, inspiré de Halte-Hulda (Hulda la boiteuse) du norvégien Bjørnstjerne Martinus Bjørnson, prix Nobel de littérature et auteur des paroles de l’hymne national norvégien, n’est pas plus alambiqué que nombre d’autres de l’époque (on songe à Esclarmonde, au Roi d’Ys…). Mais en voulant singer Wagner et son Ring, Grandmougin, qui avait aussi écrit une Esquisse sur Richard Wagner en 1873, est resté à la surface de ce drame sanglant sans jamais trouver la profondeur du modèle.
L’action se résume aux malheurs de l’héroïne, Hulda donc, dont un clan rival du sien, les Aslaks, a tué père et frères, la forçant à se fiancer – on pense à Sieglinde et Hunding – à Gudleik, l’aîné des fils d’Aslak, fou d’elle, mais capable d’attendre deux ans le mariage, à la veille duquel, coup de foudre réciproque, façon Lohengrin croisant Elsa ou Tristan regardant Isolde, Eiolf, un preux chevalier, tue le promis détesté en combat singulier, et s’en va roucouler avec la belle, oubliant même sa propre promise, Swanhilde. Notons que ce prénom de femme-cygne est celui dont Wagner baptisa l’héroïne de son Wieland le forgeron en 1850, livret qu’il ne mit jamais en musique.
Face à la passion qui unit Hulda et son héros, prêts à fuir en Islande, la raison finira cependant par triompher et Eiolf reviendra sagement à Swanhilde. Hulda, ulcérée, assoiffée de vengeance, ourdira alors avec les frères de Gudleik, le meurtre de son bien‑aimé, comme Brünnhilde celui de Siegfried avec Gunther et Hagen. Et finira après un massacre général par se jeter à la mer – comme Senta – pour trouver la paix après avoir été la cause de la mort de tous, sans trouver toutefois les accents de la Sapho de Gounod dans la même situation finale.
Si les caractères et les conflits sont bien wagnériens d’inspiration, et potentiellement très dramatiques, ils restent hélas peu développés par le librettiste, trop stéréotypés même, et phagocytés par des personnages secondaires trop nombreux pour sortir de l’anecdote. Quant à l’action, coupée par un grand ballet à la cour royale sans aucune efficacité dramatique, elle ose même le grotesque, quand on voit le père de Gudleik égorger son fils cadet dans la pénombre en croyant en finir avec l’assassin de son aîné ! Mais le pire est encore dans une prosodie d’une platitude et d’une pauvreté d’inspiration confondantes. Facile alors de comprendre pourquoi l’œuvre ne pouvait guère tenir à la scène, même à une époque où l’on acceptait une certaine naïveté du propos.
Force est aussi de constater que ce texte maladroit n’a pas inspiré à Franck des pages chantées d’un lyrisme éblouissant. Le récitatif courant, assez typique de l’opéra français de l’époque, reste d’une grande banalité, les grands moments, nombreux (monologue de Hulda, duos avec sa mère, avec Eiolf (« Divine extase », entre Swanhilde et Eiolf ou Thördis, sa confidente), certes savamment écrits, n’arrivent pas à sortir de la convention du genre et à s’élever au niveau de magnétisme du modèle wagnérien, ou de l’intensité héroïque qu’y mettra, autre grand influencé, Chausson dans son Roi Arthus. Faut-il alors renvoyer Hulda à l’oubli ?
Paradoxalement non, car son orchestration et ses parties chorales sont tout simplement magnifiques. Certes, on ne trouvera pas là l’orchestre dans son rôle wagnérien de vecteur premier de l’action. Celui de Franck est atmosphérique quand les cordes sinistres entourent l’inquiétude des protagonistes au premier acte, descriptif quand il fait sonner les cuivres à l’arrivée de la horde des ennemis vainqueurs, démonstratif pour faire tournoyer le monde dans la grande et longue scène de bal de l’acte IV, avec des accents passéistes renvoyant au XVIIIe siècle plus qu’à la Norvège médiévale, on s’en doute, mais qui n’en demeure pas moins ici un magnifique témoin de l’art d’orchestrateur de Franck. Et ce tissu riche et foisonnant l’emporte très souvent en intérêt sur le chant individuel, alors qu’il est en osmose parfaite avec les interventions chorales, très réussies. Vu cette primauté orchestrale effective, faut-il alors envisager Hulda comme un gigantesque poème symphonique avec chant s’inscrivant à la place d’honneur parmi les réussites de la Symphonie en ré mineur ou des poèmes symphoniques ?
Assurément, le concert du TCE aura aidé à se faire une opinion là‑dessus, tant l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, qui enregistrait l’œuvre dans la ville natale du compositeur quelques jours plus tôt, aura été superbe. C’est que son nouveau chef, Gergely Madaras, très en phase avec sa phalange, s’est fortement investi dans ce pari de défense face à l’oubli. Sa battue enlevée, sa force de conviction, son sens du détail instrumental comme de l’architecture monumentale, son raffinement quand il s’agit d’atmosphère, ont largement servi le triomphe de la phalange, comme celui du Chœur de chambre de Namur, aussi convaincant dans la délicatesse féminine que dans la virilité guerrière.
Assurément, le concert du TCE aura aidé à se faire une opinion là‑dessus, tant l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, qui enregistrait l’œuvre dans la ville natale du compositeur quelques jours plus tôt, aura été superbe. C’est que son nouveau chef, Gergely Madaras, très en phase avec sa phalange, s’est fortement investi dans ce pari de défense face à l’oubli. Sa battue enlevée, sa force de conviction, son sens du détail instrumental comme de l’architecture monumentale, son raffinement quand il s’agit d’atmosphère, ont largement servi le triomphe de la phalange, comme celui du Chœur de chambre de Namur, aussi convaincant dans la délicatesse féminine que dans la virilité guerrière.
La distribution, nombreuse (15 rôles !), réunit quelques habitués des enregistrements et des concerts du Palazetto, à commencer par Edgaras Montvidas, dont le ténor souple et si musical donne une élégance et une jeunesse séduisante à Eiolf, dans un français irréprochable, uniment partagé par tous. Véronique Gens campe Gudrun, la mère des Aslaks, avec la même élégance raffinée, et sa présence effective, mais le rôle est bien court. Gudleik, son fils obstiné, trouve en Matthieu Lécroart un interprète idéal et sonore, comme son père, campé fortement par Christian Helmer, tandis que la cohorte de ses autres fils est parfaitement distribuée avec, entre autres, Artavazd Sargsyan. Marie Gautrot est une Mère de Hulda qui sait captiver l’oreille, Ludivine Gombert aussi, en Thördis charmante et convaincue. Mais tous ont des rôles trop réduits pour développer une véritable interprétation. Judith van Wanroij trouve en Swanhilde un rôle autrement important et à la mesure de sa délicatesse naturelle. Mais c’est Jennifer Holloway qui domine la soirée vu l’ampleur du rôle de Hulda. Il requiert une voix de Falcon plus corsée que la sienne, capable de noirceur et d’éclats et un timbre plus unitaire sans doute, et plus séduisant. Mais elle fait plus ici qu’assurer car elle parvient à donner une vie dramatique à cette héroïne ingrate, partagée entre amour et haine, sans la moindre faiblesse vocale.
Au final, et en attendant le disque, ce fut là un concert qui a parfaitement joué son rôle d’informateur, permettant la découverte sinon d’une œuvre majeure, mais d’une fresque orchestrale de premier plan.
Au final, et en attendant le disque, ce fut là un concert qui a parfaitement joué son rôle d’informateur, permettant la découverte sinon d’une œuvre majeure, mais d’une fresque orchestrale de premier plan.
Pierre Flinois
Jennifer Holloway (Hulda). © Anthony Dehez (Salle Philharmonique de Liège, 15 mai 2022)