Stéphanie d'Oustrac (La Périchole) et Thomas Morris (Tarapote). © Stefan Brion
Reprise à l’Opéra-Comique de La Périchole, avec Stéphanie d’Oustrac, Philippe Talbot, Tassis Christoyannis, Julien Leroy à la baguette, et Valérie Lesort à la mise en scène, qui promettaient beaucoup… sur le papier ! Déception.
Il faisait lourd sur Paris, ce soir du 17 mai. Une lourdeur insidieuse qui s’est infiltrée sur la scène de l’Opéra-Comique. L’ouverture commence mal, déjà, avec un couac retentissant, côté cuivres. Mais l’Orchestre de chambre de Paris se rattrape aussitôt, car Julien Leroy le dirige vif, soulignant les rythmes, les couleurs, la folie enjouée de l’écriture d’Offenbach. Mais fallait-il que si souvent, cela soit asséné et bruyant ? Le « petit Mozart des Champs‑Elysées » demande un peu plus de subtilité dans le rendu sonore, qui n’est pas là pour saturer l’espace mais souligner la verve de sa comédie aussi doucereuse que délicieusement enlevée.
Mais on comprendra bientôt qu’il y a nécessité de s’accorder ici à la production de Valérie Lesort qui, oubliant la poésie et la légèreté souriante de l’œuvre, s’avère un festival de lourdeur bouffonne. Le lever de rideau affiche clairement la donne : ce Pérou-là sera fortement coloré et traditionnel comme on l’entendait autrefois. Figé d’abord dans un décor pseudo-réaliste passe-partout, avec ses deux tours mobiles qui auront leur côté place – avec la taverne des trois cousines, pimpante, façon terrasse de café, et la maison de Don Andrès, le vice-roi, plus discrète, séparées par une ruelle, puis à l’acte II, réunies et retournées, leur côté palais : du fonctionnel, c’est tout, renvoyant aux archétypes joyeusement sud-américains du Walt Disney des Three Caballeros. Décor insuffisant pour assurer le cachot des maris récalcitrants, traité alors dans la plus pure tradition du mur réaliste inconsistant et disons-le, vraiment moche. Dans les productions parisiennes relativement récentes (La Périchole n’est pas si souvent reprise en son berceau), celle décorée par Carzou (en 1970, avec Jane Rhodes) avait le mérite de la cohérence graphique, celle de l’ancien patron de l’Opéra-Comique, Jérôme Savary (en 1984, au TCE, après Genève) cultivait un théâtre leste et enlevé, avant de préférer l’esprit irrévérencieux – jusqu’au contresens parfois – de la revue à Chaillot, puis à l’Opéra-Comique. Pourquoi pense-t-on plutôt ici aux images fanées des productions du Châtelet de grand papa, époque Mariano ? C’est qu’un premier degré, tirant un trait sur les acquis de la modernité visuelle, au prétexte de faire rire, lasse vite en n’offrant rien au décor de son potentiel de distanciation. On inclura à ce regret les costumes de Vanessa Sannino. Des trouvailles heureuses certes, comme les melons portés haut, les jupes des dames de la cour, en cônes bibendum, drolatiques, et les uniformes bleus layette et anguleux des délicieux militaires, tout droit issus de l’Alice de Disney matinée de rigueur franquiste. Avec la scène de chevauchement de damoiselles à chevelure crinière, on atteint le sommet de l’hilarité heureuse. Mais pourquoi tout le reste semble-il cultiver le trop facile ? Aller jusqu’à paralyser l’héroïne, pourtant actrice qu’on sait exceptionnelle – les photos de répétitions montrent et sa mobilité et son investissement – d’une robe de cour façon sapin de Noël décoré, n’est qu’une idée improductive.
Rien de plus vivifiant dans la direction d’acteurs : le programme aura beau annoncer que cet opéra bouffe l’est peu, que la noirceur l’emporte souvent, on n’en verra rien, la satire d’Offenbach perdant alors de son sel en s’enlisant dans le comique forcé. Gestes, mimiques, visages, tout est appuyé, comme la chorégraphie : qui s’inquiétera de la pauvreté des uns, de l’hypocrisie des autres, quand tout est si lourdement souligné, et de fait, pas crédible pour deux sous. On n’attendait certes pas ici une vraie critique sociale, mais de là à tout construire sur des gags – ils sont avalanche, certains (les Lamas), délicieux, d’autres usés ou pénibles – c’est une fois encore trahir l’esprit de l’œuvre : farce plutôt que subtilité ! Certes, tout roule, mais sans vrai naturel, car chœurs et solistes laissent aussi l’impression d’être à peine mis en espace.
L’écrin étant ce qu’il est, la distribution sauve-t-elle la donne ? Pas vraiment. On les aime, les d’Oustrac, fêtée hier encore dans la Carmen signée Sivadier à Strasbourg, Talbot rayonnant en Rossini, Christoyannis, fascinant de Wozzeck à nos mélodistes français. Les voici comme contraints, en rien eux-mêmes. La Périchole est un rôle ouvert où, d'Hortense Schneider à Yvonne Printemps, de Jane Rhodes à Régine Crespin, purent briller aussi bien des rossignols légers, de grandes mezzos, des sopranos au grave puissant. Stéphanie d'Oustrac, fort bien dotée en matière de couleur de voix, est une Périchole mezzo au timbre sombre et charnu, à la diction parfaite, à la théâtralité moderne, à fleur de peau. Mais s’impose l’impression que la voix est à la peine justement avec ses couleurs, que le grave est gris, que l’émission est revêche. Qu’elle force l’expression, là où il faudrait de la légèreté : « Air de la lettre » comme détaillé, sans séduction, « Griserie » comme trop composée. Où sont le naturel, l’aisance, la sympathie de l’interprète ? C’est qu’il lui faut grimacer et faire avec des costumes rigides. La rondeur reviendra peu à peu, le gris s’effacera, l’acte III nous rendra moins déçu enfin. Philippe Talbot est plus à son aise, le rôle du naïf invétéré et sympathique allant comme un gant à son chant lumineux et à son physique poussé à la balourdise assumée. Un peu plus de profondeur ne messiérait pas dans l’expression, et dans la caractérisation cependant. Quand au plus français des barytons grecs, il manque totalement de l’humour nécessaire au vice-roi. Courez sur Youtube au Don Andrès de Le Poulain, pas un pet de vraie voix, mais une bonhomie jusque dans la méchanceté qui demeure une leçon de bon ton. Christoyannis est ici mal à l’aise, peu convaincant, et en piètre séduction vocale… Pour lui aussi, les choses seront moins corsetées à l’acte III. Bien entendu, Eric Huchet est une figure comique réussie en Panatellas, Lionel Peintre un Don Pedro méchant et bête à souhait. Les trois cousines vont du moyen (Julie Goussot) au parfait (Marie Lenormand et Lucie Peyramaure), les petits rôles tiennent correctement leur rang, tandis que les Éléments sont, eux, exceptionnels. Là encore, le baguette de Julien Leroy assure parfaitement la tenue des ensembles.
Dommage, car on a repris ici la version de 1874, la plus élaborée, la mieux construite théâtralement, avec quelques petites coupures de texte, et petits ajouts de celle de 1867, colifichets musicaux qui n’apportent que curiosité de l’instant, qu’on eut plus appréciés sans doute si La Périchole avait été mieux traitée. Le public, plus généreux – et ravi – que le critique, l’a fêtée. Tant mieux ?
Pierre Flinois
Julie Goussot, Marie Lenormand et Lucie Peyramaure (les trois cousines). © Stefan Brion