Eberhard Waechter (Ritter Pázmán), Josef Hopferweiser (Karl Robert von Anjou), Sona Ghazarian (La Reine), Trudeliese Schmidt (Eva), Chœurs et Orchestre radio symphonique de l’ORF de Vienne, dir. Heinz Wallberg.
Orfeo (2 CD) C 200062. 1975. 2h13. Notes de présentation en allemand et anglais. Pas de livret. Distr. DistrArt Musique.
On peut imaginer, si MeToo avait existé en 1892, que Johann Strauss II n’aurait pas pu proposer à la K.K. Hofoper de Vienne, le 1er janvier 1894, un opéra-comique (en fait le seul qu’il put y donner) où un ancien roi de Hongrie, Karl 1er d’Anjou – XIVe siècle – cela permet toutes les fantaisies historiques – fait des avances appuyées au retour d’une partie de chasse, à une belle inconnue, qui s’avèrera être l’épouse d’un de ses fidèles chevaliers, qui plus est son hôte. Le roi, séducteur, et gentiment repoussé, ne baisera finalement – et fort chastement – que le front de la belle. La chose ne restant pas discrète, l’affront finit par atteindre les oreilles du mari, jaloux, colérique, bref hongrois dira-t-on ! L’offensé, prêt à en découdre, obtiendra finalement réparation, avec le droit de donner à son tour un chaste baiser à la reine, sur le front, bien entendu. Ce livret, genre Beaucoup de bruit pour... un innocent baiser, reste, évidemment très loin de Shakespeare, sans grande consistance dramatique. De fait, c’est la minceur de l’intrigue qui fit que ce Chevalier Pázmán ne rencontra pas le succès attendu, alors que son ballet de l’acte III, plus apprécié que l’opéra lui-même, resta dans les mémoires, repris souvent sur l’estrade des concerts, jusqu’à ce que sa Czárdás soit popularisée mondialement avec son introduction au répertoire des Concerts du nouvel An par Carlos Kleiber.
Mais l’œuvre n’a pas le génie de construction des grandes opérettes qui de La Veuve joyeuse au Baron Tzigane, avaient construit la gloire éternelle de Johann Strauss fils. La partition est bien plus longue que n’en témoigne le double CD Orfeo où, après un acte I de plus d’une heure, les coupures réduisent l’acte II à quinze minutes, l’acte III à trente, et son fameux ballet à quatre alors qu’il en fait vingt, ce dont témoigne le complément proposé en bonus sous la baguette d’Alfred Walter à la tête de la Philharmonie slovaque. Elle n’en fait pas moins entendre une orchestration réussie, plutôt rutilante, mais aussi pleine de moments sensibles et poétiques. Les rythmes vont de l’enlevé à l’alangui, et portent une vocalité heureuse, et surtout séduisante. La distribution entre grandes scènes de genre chorales (un Trinklied au I, un délicieux ensemble au II, un bal à la cour au III), et des airs de belle facture, serait une vraie réussite s’il ne lui manquait d’être portée par un livret moins bavard, et plus excitant. Mais comment résister à l’air d’Eva, « O gold’ne Frucht », bref mais superbe, qui conclut l’acte I, après un long et magnifique duo de séduction, celui du III étant à peine moins séduisant. Les danses, dont la Czárdás évoquée plus haut, sont irrésistiblement viennoises fin de siècle – et non authentiquement XIVe siècle, on s’en doute.
Oublié du répertoire autrichien, très rarement remonté, Ritter Pázmán est typiquement le genre d’œuvre que le concert peut sinon rendre au cœur du public, mais réhabiliter en le rendant accessible. Celui de la Musikverein de 1975 avait visiblement été conçu pour cela. Et l’équipe avait mis les moyens pour plaider sa cause.
Certes, Heinz Wallberg avait comme toujours la baguette un peu appuyée, mais il montrait au moins le sens du déhanché qui convient, et les chœurs et l’orchestre de l’ORF de Vienne savaient de quoi ils parlaient. Côté solistes, où l’on croise Arthur Korn, Axelle Gall, Sona Ghazarian (la Reine), le plus brillant reste Josef Hopferweiser, délicieux ténor racé, élégant, chantant sans jamais appuyer le rôle d’un roi délicat et enflammé. Trudeliese Schmidt, à son zénith, n’a aucune difficulté avec l’ambitus d’Eva, aigus remarquables, sinon qu’elle reste un peu trop retenue pour un rôle écrit trop sage. Reste le seul point faible de la distribution. Le rôle de Pázmán avait été créé par le premier Fafner de Bayreuth, une vraie basse chantante, c’est dire si Eberhard Waechter, déjà en fin de carrière, n’a pas pour son air du II, « Mir war so wohl », très exposé sur le grave, les profondeurs comme les couleurs requises. Mais il offre encore ce chien, cette tenue qui firent de lui un des grands barytons viennois.
Même s’il n’est ni complet, ni parfait, ce Ritter Pázmán est une rareté bienvenue, puisque c’est en fait une première au disque. Un livret aurait cependant aidé pour un approfondissement.
Pierre Flinois