Mélanie Boisvert (Jeanne), Antoine Philippot (Gaspard), Benoît Rameau (Jacques), Odile Heimburger (Georges). Ensemble Musica Nigella, dir. Takénori Némoto. (Paris, Athénée Théâtre Louis-Jouvet, 9, 11 et 12 mars 2021).
Maguelone MAG 358.439 (1 CD). 2021. 57'. Notes et synopsis en français et en anglais. Livret sur piste CD-rom. Distr. UVM Distribution.

Ouvrage en un acte créé en janvier 1857 aux Bouffes-Parisiens, Les Trois Baisers du Diable est une « opérette fantastique » dont le sujet proviendrait d'une légende béarnaise. C'est du moins ce qu'affirment les journalistes de l'époque, qui s'étonnèrent par ailleurs de ce qu'Offenbach, après avoir composé des titres aussi désopilants que Les Deux Aveugles ou Ba-Ta-Clan, portât sur scène un scénario manifestement inspiré par Der Freischütz de Weber, Robert le Diable de Meyerbeer et le mythe de Faust. Le livret de Mestépès présente en effet l'inquiétant Gaspard (proche parent du Kaspar de Weber) qui, ayant vendu son âme au diable, doit obtenir de Jeanne, épouse du bûcheron Jacques, qu'elle lui dise trois fois « je t'aime » afin d'échapper à la damnation. Devant les splendeurs d'un coffret de bijoux et la transformation de sa pauvre cabane en riche boudoir, la jeune femme cède à deux reprises mais reprend ensuite ses esprits, déchaînant la colère de Gaspard, qui saisit son enfant pour l'emporter avec lui. Prête à se sacrifier pour sauver son enfant, la mère implore la madone et réussit ainsi à conjurer les forces du Mal. Sur cette donnée qui laisse entrevoir certains aspects des Contes d'Hoffmann, Offenbach a écrit huit numéros où les rythmes souvent allègres et l'incontournable chanson à boire concourent à créer une atmosphère somme toute assez légère, dont s'écarte toutefois le « Grand Duo dramatique » entre Jeanne et Gaspard, qui atteint une belle intensité musico-théâtrale annonçant la fin de l'acte d'Antonia.

La résurrection de cette œuvre hors norme a été réalisée en 2021 à l'Athénée, dans le cadre d'un spectacle particulièrement original qui comprenait aussi Von Heute auf Morgen de Schoenberg. Takénori Némoto a effectué une transcription pour cinq instruments (flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano), soit un effectif assez voisin de celui du Pierrot lunaire. Le chef s'est également octroyé quelques libertés : il commence l'ouverture par le tout début du Freischütz, fait précéder et conclure les couplets de Jeanne « Ça reluit, ça m'éblouit » par l'air des bijoux de Faust et confie au violon de Georges, jeune voisin chanté par une soprano, des citations de L'Histoire du soldat de Stravinsky. Si Némoto insuffle une belle énergie aux membres de son ensemble Musica Nigella et sait fort bien accompagner les chanteurs, on peut néanmoins regretter de ne pas entendre l'orchestration d'Offenbach. Entièrement francophone, la distribution se distingue par une diction irréprochable et un parfait naturel dans les dialogues. Tour à tour insouciante, coquette et terrifiée par la présence du Malin, Mélanie Boisvert est une Jeanne au timbre frais mais au vibrato envahissant. Incarnant avec beaucoup de conviction le diabolique Gaspard, le baryton Antoine Philippot ne possède cependant pas la noirceur de timbre souhaitée, ni l'aisance requise dans les aigus. Benoît Rameau est un mari au chant soigné et Odile Heimburger, qui joue également du violon, s'acquitte bien de ses brèves interventions vocales. En dépit de ces quelques réserves, il faut saluer la parution de ce disque qui permet de mieux connaître le répertoire offenbachien précédant Orphée aux Enfers (1858).


Louis Bilodeau