Pouvait-on, en croisant Philippe Boesmans au sortir de la première de la nouvelle production de sa Julie, à Nancy, imaginer qu’il ne lui restait que sept jours à vivre ? Il rayonnait, ce dimanche 2 mars, à redécouvrir son œuvre. Tant d’autres, lyriques ou autres, avaient pris le pas dans son esprit depuis son écriture et sa création, voici 15 ans. Il montrait son plaisir à la retrouver ainsi, à rendre hommage à ses interprètes, à entendre un orchestre dont il appréciait particulièrement le fait que, sans être une phalange d’exception, il ait su si bien entrer dans son écriture, dans sa personnalité sonore. Il était heureux de dire tout le bien qu’il pensait de la production, si différente de l’originale, si neuve pour lui, qui aimait qu’on lui fasse découvrir ce qu’il n’avait pas vu dans ses œuvres.
Cet homme délicieux autant que malicieux, toujours souriant, toujours à l’écoute, vrai européen assumant ses racines flamandes, le fait qu’il pensait en français, et parlait couramment l’allemand, musicien en rien sectaire (ce qui l’avait fait abandonner les courants de la composition post-sérielle, trop rigides, trop attentatoires à sa liberté de composition, autrement ouverte), qui pensait que l’avenir se construit toujours en s‘appuyant sur le passé, d’où son plaisir à citer ses amours musicales, de Monteverdi à Strauss, sous forme de clins d’œil plus que de citations explicites, avait su se constituer – c’est si rare – une signature stylistique immédiatement reconnaissable, qu’il aura surtout développée au long des 40 ans consacrés à l’écriture de neuf opéras, un genre qui constituait son premier amour musical, dès l’enfance, mais auquel il n’oserait se confronter, à l’initiative de Gérard Mortier, que la quarantaine venue. De son premier essai, La Passion de Gilles (1983), il disait qu’il n’avait pas su aimer les personnages, ce qu’il apprendrait à faire dès Reigen (1993) d’après Schnitzler. Entre temps, une nouvelle orchestration contemporaine de L’Incoronazione di Poppea (1989, reprise en 2010) lui permettrait aussi d’initier sa complicité avec Luc Bondy, qui deviendrait son librettiste et son metteur en scène attitré, en une collaboration exceptionnelle qui durerait jusqu’au décès de ce dernier en 2015. Touchant à tous les genres, le (presque) grand opéra, avec Wintermärchen (1999) – il affirmait à son propos que le Shakespeare de Lear ou d’Otello, ce n’était pas pour lui, le drame avec Julie (2005), d’après Strindberg, la comédie drôlatique (Yvonne, princesse de Bourgogne (2009) d’après Gombrowicz. Joël Pommerat, remplaçant Bondy, lui permettrait de mettre en musique les fascinants Au Monde (2014) et le Pinocchio (2017), avant de conclure, ultime pirouette d’un éclectique revendiqué, avec le genre comique : On purge bébé, d’après Feydeau, dont il disait parachever le détail la semaine dernière encore et qui sera créé en octobre prochain à La Monnaie, son port d’attache, où il fut le conseiller musical de Gérard Mortier et de Bernard Foccroule de 1985 à 2007. Resteront aussi nombre de pièces orchestrales, concertantes et chambristes, formant avec ses opéras un legs dont on peut gager qu’il ne disparaîtra pas, car il est d’une écriture complexe, infiniment poétique et mystérieuse, mais surtout toujours accessible.
Ceux qui l’ont approché garderont d’abord le souvenir d’un homme discret, débordant de charme bonhomme et de gentillesse, de jeunesse d’esprit et de curiosité de tout, d’humour pince-sans-rire, allié à une réelle profondeur, et de modestie quant à son importance dans l’histoire de l’opéra contemporain.
Pierre Flinois