Barbara Hannigan (Gerda), Rachael Wilson (Kay), Katarina Dalayman (La Grand-mère/La Vieille dame/La Femme finnoise), Peter Rose (La Reine des Neiges/L’Horloge/Le Renne), Caroline Wettergreen (La Princesse), Dean Power (Le Prince), Kevin Conners (Le Corbeau de la forêt), Owen Willetts (Le Corbeau du château), Chœurs de la Bayerische Staatsoper, Bayerisches Staatsorchester, dir. Cornelius Meister, mise en scène de Andreas Kriegenburg.
DVD Bayerische Staasoper Recordings. 2019. 1h56. Distr. Outhere.
Hans Abrahamsen est un compositeur discret, qui va son chemin, ponctué de doutes et d’arrêts, mais obstinément tendu vers la perfection. Des œuvres comme Schnee, en 2006, qui l’a fait connaître au plan international, ou le cycle de mélodies pour soprano et orchestre, Let me tell you, écrit en 2013 pour Barbara Hannigan, le disent clairement. Ce cycle a été un accélérateur pour la réalisation de son premier opéra, esquissé dès 2007. Tout le monde lyrique s’est accordé dès la création mondiale, le 13 octobre 2019, à Copenhague, en danois, de La Reine des Neiges sur le fait qu’elle est une des plus magnifiques partitions lyriques du XXIe siècle. Deux mois plus tard, la création allemande, à Munich, suivait, en version anglaise cette fois, plus aisée pour l’exportation de l’œuvre, complétée en septembre 2021 par sa création française, à Strasbourg.
Une pierre blanche s’est ainsi imposée, qui pourrait bien marquer l’époque. De fait, l’œuvre prend par sa discrétion, son silence, comme la neige qui tombe, qui efface, qui étouffe, et fascine par ses paysages feutrés, ses tourbillons de tempête, véritable envahissement de tout l’espace sensible. Elle distille ainsi une poésie qui colle parfaitement à l’esprit de ce conte initiatique, inspiré de Hans Christian Andersen. La partie vocale, très lyrique, n’en est pas moins d’une écriture complexe, en particulier pour le rôle de soprano colorature, en scène d’un bout à l’autre des 100 minutes que dure l’œuvre ; les autres personnages, traités pour certains par association de rôles à un interprète (la contralto héritant de trois personnages, la basse, qui incarne la reine redoutable, de deux autres) ou plus épisodiques, sont tous admirablement caractérisés.
Entre références au Sprechgesang, à la volubilité baroque, avec airs et ensembles parfaitement construits, mais aussi liberté d’un durchkomponiert enlevé qui permet une narration rapide et efficace, il s’agit bien ici d’un vrai opéra vocal. Et comme chez Boesmans, d’une musique très personnelle, cultivée, pleine de clins d’œil, comme le renvoi à l’ouverture du Vaisseau fantôme, déstructurée mais immédiatement identifiable, au troisième acte, ou la présence des leçons minimalistes dans l’écriture descriptive des flocons de neige. Le tissu orchestral, d’une incroyable transparence, d’une luxuriance aussi délicate que diaboliquement complexe, n’est qu’un moyen – magique – pour créer un univers sonore qui captive en permanence, dans ses frémissements indicibles, mystérieux, comme dans les tutti d’une phalange imposante, par le nombre et la diversité instrumentale.
Incontestablement, les moyens mis en œuvre à Munich étaient éloquents : une distribution superbe, avec la troupe locale à son meilleur pour les seconds rôles, un chef dont chaque apparition au pupitre sert au mieux les œuvres qu’il dirige, un metteur en scène de grand renom, dont le Wozzeck est l’un des plus convaincants que l’on ait pu voir. Il était donc logique d’en éditer la captation. Pourtant, on est obligé de constater que c’est par le parti scénique que le bât blesse. Car La Reine des Neiges est avant tout un conte, magnifié par la musique, un parcours initiatique, comme dans La Flûte enchantée, pour son héroïne, la petite Gerda, qui offre une leçon de courage et de persévérance dans un milieu hostile. Avec l’aide de nombreux personnages, humains, animaux, fleurs (évanescentes, mais inquiétantes, les Roses, délicieuses, les deux Corneilles), elle parviendra à surmonter les épreuves du froid et du temps, pour retrouver son ami Kay, frappé par les éclats d’un miroir magique qui rendent le monde, tel que l’impose la Reine des Neiges en son univers glacé, laid et invivable.
Andreas Kriegenburg s’est égaré à vouloir imposer au conte si lisible le corset d’un Concept : en traitant le conte avec le regard distancié de l’analyse psychologique, en en faisant une histoire de couple défait par la maladie de l’un, le désespoir de l’autre, en renvoyant les neiges scandinaves à un hôpital déstructuré, où l’on traite l’incurable Kay, enfermé dans son monde, au désespoir de Gerda. Réalisme mélangé à l’onirisme, triplement des deux héros (enfants, doubles muets, chanteurs), linéarité de la narration transformée en complexité labyrinthique, cela ne prend pas vraiment, et expose plus un maniérisme scénique qu’une foi en l’œuvre. En fait, si ce qu’on regarde est fort esthétique, c’est surtout bien hermétique.
Mais la captation permet au moins d’avoir un portait sonore de l’œuvre, recommandable malgré ses défauts. Certes, Cornelius Meister maîtrise cet univers sonore sensible très particulier, aussi bien dans la délicatesse que dans la puissance – la tempête est formidable et superbement bien captée par les micros. Mais il rend le son envahissant, là où l’écriture le veut impalpable, comme le montrait si bien Robert Houssart à Strasbourg comme à Copenhague. Il semblerait que le compositeur ait peu apprécié ! Barbara Hannigan a l’énergie, la technique et la présence pour s’imposer en Gerda, mais là encore le réalisme du drame familial tue la poésie du personnage. Le Kay de Rachael Wilson lui est une réplique parfaite, même si son double muet est souvent préféré par la caméra. La Reine de Peter Rose est profonde, étrange aussi par la volonté du compositeur d’en faire un homme, mais ici trop massif, trop paysan. Katarina Dalayman a encore des beaux restes, Caroline Wettergreen est délicieuse, Kevin Conners, Dean Powers sont excellents.
On y reviendra souvent – car il faudra du temps pour mémoriser l’œuvre peu à peu, mais ce sera sans doute en fermant les yeux. Que n’a-t-on capté la version de Strasbourg, à tous points de vue autrement réussie !
On y reviendra souvent – car il faudra du temps pour mémoriser l’œuvre peu à peu, mais ce sera sans doute en fermant les yeux. Que n’a-t-on capté la version de Strasbourg, à tous points de vue autrement réussie !
Pierre Flinois
À lire : Notre compte rendu de La Reine des Neiges d'Abrahamsen à Strasbourg (Houssart/Bonas)