© Jean-Louis Fernandez
À l’Opéra national de Lorraine, nouvelle production de Julie, le quatrième opéra de Philippe Boesmans créé voici 17 ans. Une œuvre inspirée de Mademoiselle Julie de Strindberg, courte, dense et fascinante, mais trop rare encore, qu’on retrouve dans toute sa force d’expression, grâce à une équipe totalement investie.
Nancy, le 2 mars.
C’était il y a 20 ans. Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger avaient tiré de Fröken Julie, la pièce de Strindberg, un livret en allemand plus dense encore, que Philippe Boesmans avait transformé en opéra de chambre : trois solistes, un orchestre réduit par rapport à son Conte d’hiver, reprenant en cela la formule qui avait fait le succès de Reigen, à ce jour son œuvre la plus représentée, avec une trentaine de productions. La création de Julie à Bruxelles au printemps 2015, dans une production du même Bondy, avait été un grand succès, confirmé lors de la reprise à Aix-en-Provence l’été suivant. Et puis, plus rien dans l’espace francophone, sauf la documentation de l’œuvre par sa publication en vidéo comme en audio... C’est pourquoi cette nouvelle production nancéenne prenait valeur de nouveau point de départ. Qu’une œuvre aussi réussie, dense et relativement économe de moyens (trois solistes, un orchestre de chambre, une scène unique) et donc assez aisée à monter, n’ait pas encore trouvé son assise au répertoire, interroge. Philippe Boesmans lui-même, la redécouvrant 20 ans après son écriture, ne cachait pas sa joie au sortir du spectacle, dont la franche réussite devrait inciter à de nouvelles reprises.
D’abord parce que la partition est magnifique. Par le refus des formes exacerbées de la musique « contemporaine », par le chatoiement extrême de l’écriture orchestrale, d’une séduction sonore jubilatoire, par l’écriture vocale qui rend la langue allemande totalement intelligible, elle se fait comme dans Reigen fascinante conversation musicale intimiste, à la suite d’un Strauss (Intermezzo, Capriccio) ou d’un Britten en s’inscrivant aux limites du genre opéra, ici presque gommées tant la relation théâtre-musique semble aboutie comme jamais. Et si elle délaisse la puissance des éléments des grands opéras (tel qu’était Un Conte d’hiver qui l’avait précédée), c’est pour le bouillonnement des microcosmes : un travail d’orfèvrerie lié à la forme réduite (1h 20), allégée (21 solistes à l’orchestre : un quintette de cordes, des vents, des percussions, un piano), et intimiste (trois personnages en scène). Ses rutilances, ses ruptures, ses éparpillements, ses frémissements de vents, de cordes, ses ricanements soudains, sa richesse de sonorités toujours indécises, jamais développées, ses citations d’esprit, sinon de lettre - mais on a ici textuellement le Se vuol ballare de Mozart - tandis qu’on identifiera des fragments fantômes de Berg, de Pelléas, de la tristesse infinie de l’acte III de Tristan, et une fois de plus de Salomé... Clins d’yeux cultivés, typiques et assumés du compositeur, qui n’empêchent en rien la violence du propos de ressortir, captivant, car il porte ici sur l’absolue folie de l’être humain.
C’est parce qu’ensuite la pièce y est aussi pour quelque chose : cette histoire morbide, lors de la nuit de la St. Jean sur le rapport sado-masochiste entre un valet et une jeune comtesse dominatrice qui s’avèrera finalement « la dernière des dernières », acceptant, une fois déshonorée par son serviteur, la seule issue possible dans son monde, la mort. Julie est certes une tragédie de mœurs (un simple fait divers, en fait), mais surtout un superbe exercice de style sur le thème de la distanciation, ce qui le rend plus supportable et plus intimement violent à la fois - façon Bergman en quelque sorte. Et avec cette orchestration tout en glissements sonores, avec ce sens de l’architecture du son jamais programmatique, ou simplement théorique mais simplement théâtrale, qui éclaire avec une acuité et un sens des ambiances parfaits la dramaturgie propre du livret qu’elle fait sienne. Si bien que dans ce mariage réussi, on chercherait en vain à savoir si l’on est plus séduit par la beauté que saisi par la force de l'œuvre. Leur fondu est tel...
C’est parce qu’ensuite la pièce y est aussi pour quelque chose : cette histoire morbide, lors de la nuit de la St. Jean sur le rapport sado-masochiste entre un valet et une jeune comtesse dominatrice qui s’avèrera finalement « la dernière des dernières », acceptant, une fois déshonorée par son serviteur, la seule issue possible dans son monde, la mort. Julie est certes une tragédie de mœurs (un simple fait divers, en fait), mais surtout un superbe exercice de style sur le thème de la distanciation, ce qui le rend plus supportable et plus intimement violent à la fois - façon Bergman en quelque sorte. Et avec cette orchestration tout en glissements sonores, avec ce sens de l’architecture du son jamais programmatique, ou simplement théorique mais simplement théâtrale, qui éclaire avec une acuité et un sens des ambiances parfaits la dramaturgie propre du livret qu’elle fait sienne. Si bien que dans ce mariage réussi, on chercherait en vain à savoir si l’on est plus séduit par la beauté que saisi par la force de l'œuvre. Leur fondu est tel...
C’est encore qu’à Nancy, sans reprendre en rien les codes de la production originale, réaliste parce qu’ancrée dans l’esprit de l’époque même de la création de la pièce, Silvia Costa, performeuse, plasticienne et metteuse en scène, qui a travaillé avec Roméo Castellucci, a su créer un objet théâtral contemporain, parfaitement cohérent, sans attaches réalistes. Il évoque plutôt visuellement les noirceurs de l’univers de Joël Pommerat, lui aussi lié au parcours récent de Boesmans dont il a mis en scène Au Monde et Pinocchio, créés sur ses propres livrets. Mais le résultat est totalement différent.
Le rideau se lève sur un cube noir noyé de pénombre planté au milieu de la scène, devant lequel descend lentement la figure d’une mouche de métal ciselé. Taches blanches, la nappe d’une longue table, et une couronne de vaisselle blanche suspendue à d’invisibles fils, évoquent l’univers ancillaire. Pas de poursuites sur les personnages pour les détacher du milieu ambiant, juste un éclairage d’ambiance, remarquable par le flou qu’il impose au début. La production doit énormément aux lumières de Marco Giusti qui vont s’adapter à l’évolution des sentiments des protagonistes comme au décor : le cube se contractant (ses parois latérales se rapprochent, accentuant la distance entre les deux protagonistes), puis s’ouvrant en s’élargissant sur une aube grise et triste, ambiance japonisante sans jamais être réaliste, se refermant finalement sur le cube initial et son ombre si chargée de sens. C’est là un théâtre de la lenteur assumée, dont les protagonistes sont les éléments catalyseurs d’un tableau d’ensemble toujours en tension, qui joue des rapports de force de sa géométrie propre à des acteurs bien réels, dirigés de façon très dense, mais toujours intégrés à cette géométrie de la lumière incertaine. Le final horriblement naturaliste du suicide sanglant de Julie, désespérée de ne pouvoir trouver d’issue à sa situation, est traité alors avec une subtilité exceptionnelle : pas de mort physique, mais un suicide moral, qui devient enfermement social, puisque qu’elle se fige dans l’ombre telle une Cendrillon de poussière armée de son balai, dernière dans l’échelle sociale après en avoir été le sommet. Défaite acceptée, jusqu’à l’anéantissement de la volonté, comme celle de la Judith du Barbe-Bleue de Bartok que la production évoque alors irrésistiblement.
Avec une production visuelle aussi forte, il faut que fosse et plateau vocal s’imposent par leurs qualités propres, d’autant qu’un double dansant de Julie (Marie Tassin), et un acrobate (Gianni Illiaquer) viennent ajouter leur présence à l’impact de ce huis-clos auto-destructeur. L’équilibre s’avère parfait, tant Irene Roberts, Dean Murphy et Lisa Mostin sont captivants. La première, timbre riche en couleurs, profond, voix ample, est une Julie tourmentée, perdue, mais dense, qui s’impose avec une aisance réelle, le deuxième un Jean froid et distant, au timbre marquant, au chant de plus en plus dominateur, tandis que la troisième est toute de fraicheur lumineuse et sensuelle.
Quant à Emilio Pamarico, qui a créé Pinocchio à Aix, il est un spécialiste de l’opéra contemporain sous toutes ses formes. C’est dire s’il sait gérer le tapis sonore en perpétuelle transformation de la partition, de ses couleurs toujours inventives, inouïes, de ses associations criantes et singulières, de ses sombres ostinati qui posent la base de l’angoisse existentielle qui en est le fond. Et donner aux 19 instrumentistes de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, totalement investis, une puissance d’expression globale et des qualités individuelles qui lui offrent le premier rang dans ce qui est devenu ici une forme d’œuvre d’art totale. On ne peut que conseiller de courir à Dijon les 4, 6 ou 7 mai, pour y retrouver la production nancéenne, en guise de bis repetita placent.
Quant à Emilio Pamarico, qui a créé Pinocchio à Aix, il est un spécialiste de l’opéra contemporain sous toutes ses formes. C’est dire s’il sait gérer le tapis sonore en perpétuelle transformation de la partition, de ses couleurs toujours inventives, inouïes, de ses associations criantes et singulières, de ses sombres ostinati qui posent la base de l’angoisse existentielle qui en est le fond. Et donner aux 19 instrumentistes de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, totalement investis, une puissance d’expression globale et des qualités individuelles qui lui offrent le premier rang dans ce qui est devenu ici une forme d’œuvre d’art totale. On ne peut que conseiller de courir à Dijon les 4, 6 ou 7 mai, pour y retrouver la production nancéenne, en guise de bis repetita placent.
Pierre Flinois
© Jean-Louis Fernandez