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L’Opéra de Lyon poursuit avec succès sa politique d’exploration des raretés du répertoire, avec cette édition de son Festival annuel consacrée aux Secrets de famille. On assiste ainsi, aux côtés de Rigoletto, à la création française d’Irrelohe de Franz Schreker. Cette partition splendide, restée rare même dans la sphère germanique, témoigne des derniers feux du post-romantisme allemand, quelques années avant le surgissement dévastateur de l’incendie national-socialiste.

Franz Schreker (1878-1934) reste quasi-inconnu en France. La preuve, même l’Avant-scène Opéra n’a pas encore publié un seul volume consacré à l’une de ses œuvres, ce que seul Alain Perroux a réalisé avec sa monographie (Papillon) en 2001 ! Bien qu’il ait été, à l’égal de Richard Strauss, le compositeur allemand le plus fêté des années 1912-1925, Schreker perdit rapidement ce rang premier dans le goût du public plus attiré, aux années folles, par la Zeitoper (Krenek et son Jonny spielt auf , les premiers Hindemith), et les triomphes irrésistibles de Kurt Weill. Démodée, ostracisée dès 1933 par les nazis, qui exclurent le compositeur de son poste de directeur de la Musikhochschule de Berlin, son œuvre disparut entièrement sous la dictature – contrairement à celle de Strauss. Mais elle ne fut pas réhabilitée au sortir de la guerre, la modernité agressive des années qui suivirent ayant fait tabula rasa de tout ce qui la précédait. L’oubli devait durer une cinquantaine d’années, mais même aujourd’hui ce corpus n’a pas encore retrouvé totalement le rang qu’il mérite au répertoire des théâtres. La Schreker Renaissance a peu touché l’espace francophone : Bruxelles, Strasbourg et Lyon ont fait découvrir Der ferne Klang (Le Son lointain) et Die Gezeichneten (Les Stigmatisés), ses ouvrages les plus emblématiques. L’Opéra de Lyon, qui a monté le dernier en 2015, récidive avec une vraie rareté cette fois, Irrelohe, dont il assure la création française.

Créé par Otto Klemperer à Cologne en 1924, ce sixième des neuf opéras du compositeur, aussitôt dénigré par la critique, rencontra un succès public réel mais qui s’avéra sans suite. Si son écriture musicale demeurait aussi luxuriante que séduisante, le propos de ses œuvres ne s’inscrivait plus dans les préoccupations de l’époque. Der ferne Klang, Das Spielwerk und die Prinzessin avaient séduit, aux années 1910, par l’usage très pictural du son, servant ainsi leur propos intellectuel, qui posait la question de la nature et de la création du son, de sa beauté, de son caractère envoutant, irrésistible de sensualité. S’y était ajouté le décadentisme à la mode, dont Die Gezeichneten témoigne de façon splendide puis, avec Der Schätzgräber, le retour à la légende historico-médiévale. Irrelohe, au milieu des années 1920, continue sur cette lancée, tout en renvoyant à l’opéra du milieu du siècle précédent, et en particulier au Trouvère de Verdi.

Le titre, qui invoque à la fois la folie (Irre) et la flamme (Lohe), verbes très post-wagnériens, est le nom d’un château sinistre dont les seigneurs font l’objet d’une malédiction, qui oblige chaque descendant mâle à violer une vierge le jour de son mariage. La trame oppose deux frères qui s’ignorent en tant que tels, et qui sont amoureux de la même femme. Meurtre de l’un par l’autre, tandis que le château familial brûlera sous les feux d’un incendiaire vengeant à 30 ans de distance le viol de sa bien-aimée par le père du châtelain actuel… La rivalité de Manrico et Luna se retrouve dans celle de Heinrich et Peter tandis qu’Azucena se décalque en Lola, la mère de celui qui se découvrira bâtard, et sera tué par son demi-frère, tandis que la libre et volontaire Eva a toute la flamme et les tourments de Leonora. Verdi touchait aux archétypes du genre, magnifiés par un lyrisme irrésistible, qui fait aujourd’hui encore passer sur un théâtre jugé impossible, mais qui « marche ». Le livret de Schreker réactive les mêmes moteurs dramatiques, si souvent pratiqués par Siegfried Wagner, et totalement désuets à l’époque qui voit naître Wozzeck et ses pauvres gens.

La partition n’en reste pas moins magnifique, malgré son côté hors du temps qui passe. La puissance expressive, le sens du pathétique exaspéré (le film muet n’est pas loin), la mélancolie romantique allemande toujours présente, la ductilité et les couleurs propres à la phrase « schrekerienne », sont servis par une orchestration somptueuse, qui synthétise Wagner et Strauss, tout en évoquant plus d’une fois Mahler, sans renier pour autant la sensualité luxuriante du son caractéristique du compositeur. La vocalité qui reste inscrite dans les canons de l’époque pour l’opéra héroïque, n‘apporte aucune distorsion au tableau sonore, d’autant que le long duo de l’acte II évoque irrésistiblement ceux de Tristan ou de Siegfried par le contenu et le format vocal exigé.

Le vétéran Bernhard Kontarsky sait tirer ce type de partition vers la modernité du siècle qui l’a vu naître plus que vers ses racines xixe, et l’orchestre de l’Opéra de Lyon, déjà familier des Gezeichneten, répond parfaitement à sa battue volontaire et emportée, tout en soignant particulièrement les moments de grand lyrisme par un phrasé et des équilibres remarquables, qui sert de support et d’appui à des voix de haut niveau. Certes, Lioba Braun n’a plus la superbe de son timbre, ni l’ambitus qui faisaient rayonner sa Brangaine et sa Waltraute à Bayreuth voici bientôt trente ans, mais sa Lola demeure respectable. Son fils trouve dans le baryton Julian Orlishausern un interprète engagé, qui fait passer ses tourments psychologiques, à commencer par la jalousie et la déception, avec une présence introspective effective, et une voix ductile et sans faille, dont le timbre s’avère aussi séduisant dans la névrose que dans les excès de rage. Son rival, le comte Heinrich, requiert un Heldentenor partagé entre héroïsme et spleen dévastateur, à la Tristan. Tobias Hächler en a les couleurs, l’ampleur aussi et la tenue, et mieux encore l’élégance, mais il doit se battre peu à peu contre l’ambitus nécessaire au grand duo de l’acte II, qu’il finit fatigué, aigu tiraillé, timbre pâli. Faiblesses d’autant plus sensibles qu’Ambur Braid, face à lui, est à l’évidence un grand soprano lyrique qui se rit de l’ampleur et de la tessiture d’Eva : aigu glorieux, timbre très séduisant, couleurs utilisées avec art (elle a été un temps Reine de la nuit et Vitellia, mais chante désormais Salomé – elle fut celle de Barrie Kosky à Francfort), investissement théâtral incontestable, servi par une plastique magnifique, elle triomphe sans peine. Excellent ténor aussi que Michael Gniffke, pour assurer le rôle de Christobald, l’incendiaire vengeur, secondé par le trio bondissant de Peter Kirk, Romanas Kudriasovas et Barnaby Rea. Et beaux seconds plans de Kwang Soun Kim et Paul Henry Vila, membres des Chœurs, pour incarner prêtre et père de la mariée.

Si le pan musical est donc réussi et fort séduisant, la part scénique n’en est pas moins convaincante. On connaissait par leurs Gezeichneten lyonnais le goût de David Bösch et de son décorateur Falko Herold pour les sols brûlées, les ciels noirs inspirés du film expressionniste. Ils récidivent ici avec une maquette de château posée haut sur un paysage de grisaille dévastée, troncs calcinés, cendres étalées, nuées d’orages. S’y ajoutent des projections qui ouvrent sur un univers forestier inquiétant, ou une foule d’ancêtres qui semblent comme dans Le Bal des vampires – mais sans l’humour distancié – attendre la curée. Mais de l’angoisse peut naître l’amour. Dans la partition, il triomphe finalement. David Bösch a choisi de le sublimer par un double suicide. C’est sa seule entorse au livret, qu’il raconte simplement, sans détournements, sans mise en abîme, avec un peu d’ironie et de distance, mais tel qu’il est, exposant parfaitement cette histoire d’horreur d’un autre temps que la musique métamorphose en plaisir.

Une superbe soirée. À quand Das Speilwerk und die Prinzessin, ou Der Schatzgräber, encore inconnus en France ?

Pierre Flinois

 
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