Mise en scène d'Anna-Teresa de Keersmaeker. © Annemie Augustijns / Opéra des Flandres
Dernier opéra de la trilogie Da Ponte, Così fan tutte est aussi le moins classiquement théâtral. Mélange de situations invraisemblables et de pure bouffonnerie, c’est la musique qui lui donne sa véritable tonalité, faisant de la comédie légère un chemin initiatique dont l’action n’est que prétexte à révéler les personnages à eux-mêmes à travers l’instabilité de leurs sentiments dont la fin heureuse cache à peine une certaine désillusion sur soi et sur les autres. Dans cette production, créée à Paris en 2018, Anna-Teresa de Keersmaeker a évacué l'anecdote, à quelques signes "vestimentaires" près, pour ne garder que le fonds. Elle a inventé aux personnages des doubles dansants à travers lesquels s'expriment leurs pulsions et qui animent le plateau dans un jeu d’échanges et de correspondances qui, au-delà de toute ressemblance physique, se concrétise dans de subtils échos de couleurs et de forme dans les costumes « expressifs » d’An D'Huys. L’incessant va-et-vient entre danseurs et chanteurs ne paraît pas toujours pleinement justifié, et s’arrête du reste pour quelques-uns des airs parmi les plus célèbres, telle la fameuse « Aura amorosa » de Ferrando au premier ou le « Per pietà » de Fiordiligi au second. La chorégraphie complexe joue en revanche à plein dans les ensembles et les finales mais semble parfois superflue et perdue sur l’immense plateau vide et blanc, que les lumières teintent parfois de couleurs tendres. C’est particulièrement le cas lorsque l’intensité des situations concentre l’attention sur les solistes comme dans ce duo du deuxième acte où, immobiles, dos à dos, Dorabella et Guglielmo découvrent toute la puissance bouleversante de leur désir. Car le jeu d’acteur n’est pas absent dans cette approche « dansée », mais il est subtil et extrêmement intériorisé et se lit sur les physionomies autant que dans les mouvements scéniques. La jeune équipe totalement investie qui défend cette approche luxueusement dépouillée comporte quelques éléments qui débutent dans leurs rôles, à commencer par le Ferrando de Reinoud van Mechelen. Éminent transfuge du répertoire baroque, le ténor flamand apporte à son rôle l’émission typique des hautes-contre à la française, avec un aigu puissant mais un peu droit, brillant certes mais un peu avare de demi-teintes. Malgré sa relative jeunesse, Damien Pass, avec sa basse solide et souple, se révèle un Don Alfonso parfaitement crédible, dont l’ironie est toujours sensible sans être trop appuyée. Edwin Crossley-Mercer, le seul à avoir participé aux productions parisiennes, compose un Guglielmo hâbleur et séduisant, remarquablement libre au plan scénique, avec une voix large de baryton basse qui siérait parfaitement à Don Giovanni. Du côté féminin, Il manque à Katharina Persicke une certaine assise dans le médium nécessaire à Fiordiligi pour « Come scoglio » mais elle le compense par une délicate musicalité qui se déploie dans « Per Piétà » et dans le duo avec Ferrando. En Dorabella, Anna Pennisi fait valoir un mezzo au grave pulpeux et à l’aigu facile et un joli tempérament scénique. Mais c’est incontestablement la Despina truculente de Hanne Roos qui se taille la part du lion avec une voix de soprano riche et colorée, et un tempérament bouillant, à l'opposé de son double à la gestique de poupée mécanique. Dans la fosse, Trevor Pinnock réussit le petit miracle de donner à l’orchestre symphonique de l’Opéra des Flandres, la légèreté et les coloris vifs d’un ensemble baroque. Sa direction tendue et cursive, insuffle un rythme soutenu à la partition mais ne perd jamais de vue ses chanteurs et conduit cette production très originale à un plein succès.
Alfred Caron
À lire : notre édition de Così fan tutte / L'Avant-Scène Opéra n°292
Mise en scène d'Anna-Teresa de Keersmaeker. © Annemie Augustijns / Opéra des Flandres