Peter Mattei (le Comte), Maria Bengtsson (la Comtesse) et Luca Pisaroni (Figaro). © Vincent Pontet / Opéra national de Paris
Nous voici donc dans les coulisses de Garnier, en partie réalistes, en partie fantasmées, et brièvement – pour le final – réelles. Netia Jones propose, pour ses débuts à l’Opéra de Paris, de transposer l’intrigue des Noces de Figaro dans le monde de l’opéra : Figaro et Susanne y sont perruquier et couturière, la Comtesse et le Comte sont des grands noms de la scène lyrique. Autour des deux couples centraux gravitent un chef de chant (Basilio), le directeur du théâtre (Bartolo), des danseuses (dont Barbarina), un technicien (Antonio), un avocat ( ?) (Curzio), une adjointe au casting (Marcellina), et un ado à la fonction indéterminée (Chérubin). Jones entend ainsi montrer à quel point ce monde est structuré par des rapports de force, les positions d’autorité donnant une plus grande force aux manipulations. Ainsi pendant que Susanne et la Comtesse rhabillent Chérubin à l’acte II, le Comte est vu dans la loge d’à côté, donnant une leçon de chant à une jeune élève qui sera invitée à le suivre ailleurs à la fin de la séance. Plus tard, l’aiguille perdue de Barbarina se chante dans la douleur suite à un abus, rendu visible par des vêtements défaits et déchirés. L’idée est intéressante : le monde de l’opéra et de la musique classique n’étant pas meilleur qu’un autre, il peut se prêter sans mal à ce type de lecture critique, et ce d’autant plus que le livret subtil des Noces permet d’appréhender des situations de non-dits, d’emprises... bref toutes ces zones grises que la justice peine tant à qualifier. Toutefois, Netia Jones semble esquiver la profondeur du sujet en la réduisant à des allusions, et en privilégiant la comédie. Dès lors certains personnages semblent à l’abandon : la Comtesse – qui ne semble pas entretenir de lien avec le Comte – devient illisible, et Chérubin traîne là sans raison… Restent alors les situations prévues par le livret, la scène du fauteuil, le cabinet de la Comtesse, le reconnaissance de Figaro par ses parents etc. Tout cela est réalisé avec brio, et servi par un savoir-faire scénique remarquable. Chacun sait ce qu’il a à faire sur scène, et cette virtuosité de la direction d’acteur culmine dans la scène de la cérémonie, devenue une répétition où se croisent tous les métiers : entre les mouvements d’une foule diverse (chœur, ballet, techniciens…), les interventions des solistes font mouche, surprenantes et justes à chaque fois. On regrette dès lors d’autant plus amèrement ce que cette mise en scène « qui ne dérange pas » aurait pu être si le sillon psychologique avait été mieux creusé, et si les décors n’avaient pas été soumis en permanence à une surcharge de vidéos qui n’apportent pas grand-chose.
Musicalement les choses sont aussi contrastées. Les clefs de fa nous donnent de très beaux moments, avec le Comte superlatif de Peter Mattei – projection grandiose, incarnation racée, timbre superbe –, le Figaro tout en nuances de Luca Pisaroni, qui joue sur les mots, le souffle, la prononciation de sa langue maternelle, pour enfin dévoiler sa puissance dans « Guardate queste femmine », ou encore le beau Bartolo de James Creswell, bien sonnant et investi par son personnage. On salue aussi les très belles prestations d’essence comique : Michael Colvin en Basilio libidineux, Marc Labonnette Antonio bien en voix, et Christophe Mortagne pour un Don Curzio de haute école. Ténor de caractère ayant chanté sur toutes les scènes de France, au Met, et invité régulièrement à Covent Garden depuis 2010, on peine à comprendre pourquoi l’Opéra de Paris a attendu si longtemps pour faire honneur au génie de la comédie, à la projection, au phrasé et à la diction d’un des plus fabuleux titulaires d’emplois comiques du moment.
Côté femmes les choses se présentent moins bien. Tout d’abord Lea Desandre (Cherubino) est annoncée souffrante et remplacée au pied levé – pour le chant uniquement – par Chloé Briot. Interprète de qualité, elle n’est cependant pas familière de l’ensemble du rôle : les récitatifs sont à la peine et elle joue la prudence pour le reste. La Susanna d’Anna El-Khashem est crédible en scène, chante délicatement, mais ne fait pas le poids face à Pisaroni ou Mattei, et disparaît parfois derrière l’orchestre. Fruit d’une mise en scène qui ne lui ménage pas une place distincte ou effacement volontaire de la part de l’interprète, la Comtesse de Maria Bengtsson semble en retrait, et la voix couverte d’un voile. Le chant, honorable, ne suscite pas d’émotion. Restent la solide Marcellina de Dorothea Röschmann, vaillante, drôle, sonore et avisée, et la Barbarina très prometteuse de Kseniia Proshina, à la belle ligne bien timbrée.
En fosse, Gustavo Dudamel est aux commandes d’un orchestre qui n’est pas complètement celui de l’opéra de Paris. L’audition confirme ce que l’annonce d’avant spectacle désormais rituelle laissait redouter : le virus n’a épargné ni les chœurs, ni l’orchestre. Dès lors, le directeur musical dirige des musiciens qui n’ont pas répété et sont venus remplacer leurs collègues au dernier moment. Cela s’entend dans certains traits de violon à la justesse approximative et lors de quelques décalages. Pourtant la direction est inspirée et on apprécie la sensualité des bois dans la chanson de Chérubin, la qualité symphonique des tutti, la folle journée qui se déroule sous nos oreilles…
Jules Cavalié
À lire : notre édition de Les Noces de Figaro / L'Avant-Scène Opéra n° 314
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris