Paris, Grasset, 2022, 448 p., 25 euros
Historien de la musique reconnu notamment pour ses importants travaux sur les castrats, Patrick Barbier est aussi un maître de la biographie, comme en témoignent ses ouvrages consacrés à Pergolèse, Farinelli, Spontini, la Malibran et Pauline Viardot. Délaissant cette fois-ci les figures de compositeurs et d'interprètes, voici qu'il s'intéresse à Marie-Antoinette, musicienne dilettante certes, mais dont l'influence – en particulier dans le domaine de l'opéra français – s'avéra déterminante à la fin de l'Ancien Régime.
De l'enfance insouciante à Vienne jusqu'aux heures les plus sombres à Paris, c'est un superbe portrait très nuancé que l'auteur nous propose d'une femme qui a passionnément aimé la musique tout au long de son existence. Peu portée sur les choses de l'esprit et souvent taxée de frivolité, Marie-Antoinette fait cependant preuve de beaucoup de constance et de sérieux dans son apprentissage du clavecin (puis du pianoforte), de la harpe et du chant auprès de ses professeurs Gluck, Hinner, Piccinni ou Michu. Sans jamais s'illusionner sur la modestie de ses talents, elle se produit régulièrement à l'intérieur de cercles restreints et chante quelques rôles de Monsigny, Rousseau, Duni et Favart dans le cadre de représentations qu'elle organise dans son charmant petit théâtre de Trianon. Outre son activité de musicienne, qu'elle poursuit jusque dans la prison du Temple où elle donne des leçons de pianoforte à Madame Royale, elle assiste à de très nombreux spectacles non seulement à la cour, mais aussi à Paris, se distinguant ainsi de Marie-Thérèse d'Autriche et de Marie Leszczinska. Avec frénésie, elle suit la programmation de l'Académie royale de musique et de la Comédie-Italienne, où elle paraît jusqu'en février 1792. Loin de se limiter à un rôle passif, « l'insoumise », pour reprendre le titre du beau livre de Simone Bertière, manifeste son enthousiasme et déroge à l'étiquette en applaudissant frénétiquement les ouvrages dont elle veut assurer le succès, à l'instar d'Iphigénie en Aulide (1774) de Gluck.
En plus de consacrer un chapitre particulièrement éclairant sur « les années Gluck », Patrick Barbier insiste à juste titre sur l'ouverture d'esprit de Marie-Antoinette qui, dotée d'un instinct très sûr et indifférente aux questions de nationalité ou de race, cherche avant tout à favoriser les artistes prometteurs et les créateurs pouvant régénérer l'opéra de son pays d'adoption. Elle s'efforce en effet de libérer celui-ci d'un « siècle de franco-centrisme » (p. 240) hérité de Louis XIV en accordant sa protection non seulement à Gluck, mais aussi aux compositeurs italiens Piccinni, Sacchini et Salieri. Grande ordonnatrice officieuse des spectacles de la cour, elle fait créer plusieurs œuvres à Fontainebleau ou à Versailles, comme Œdipe à Colone (1786) de Sacchini. Si elle contribue de la sorte à l'abandon progressif de l'ancien répertoire dominé par Lully et Rameau, elle raffole par ailleurs de l'opéra-comique, genre florissant dominé à l'époque par Grétry, qu'elle nomme directeur de sa musique particulière. Son action s'étend également au soutien qu'elle apporta à la fondation de deux institutions majeures : l'École royale de chant et de déclamation (1784-1795) et le théâtre de Monsieur (1789-1792), ancêtres directs du Conservatoire de Paris et du Théâtre-Italien.
Portée par un remarquable esprit de synthèse et un art consommé de la narration, cette étude, qui procure un réel bonheur de lecture, met merveilleusement en lumière l'empreinte durable que Marie-Antoinette imprima à la musique et à l'opéra de son temps.
Louis Bilodeau