Jinxu Xiahou (Pang), Alessio Arduini (Ping) et Matthew Newlin (Pong). © Charles Duprat / Opéra National de Paris
Disons-le d’emblée : cette production de Turandot nous a mis dans l’embarras. Nos attentes étaient-elles trop nombreuses et élevées ? Notre perception en a-t-elle été distordue ? Bob Wilson a appliqué sa méthode : décor dépouillé, lumières soignées, direction d’acteurs hiératique (chanteurs en ligne, avançant au reculant au gré des besoins) rehaussée de quelques gestes qui transforment la géométrie des lignes qui structurent chaque tableau. La construction visuelle est très belle, mais l’émotion est évacuée sans ménagement car la mise en scène ne renvoie qu’à elle-même, qu’au style de son auteur sans ce talent pour faire surgir l’émotion du dépouillement que Bob Wilson a pu déployer dans Madame Butterfly. Dès lors, on a la désagréable sensation d’assister non plus à la mise en scène, mais à la conquête de l’œuvre par Bob Wilson. En effet, cette neutralisation de l’émotion semble gagner tous les artistes du spectacle (ou bien est-ce notre perception qui a été affectée par la mise en scène au point d’être transformée radicalement ?).
Elena Pankratova, dont la Teinturière (La Femme sans ombre) nous avait tant ému à Covent Garden en 2014, projette de beaux sons, avec ampleur, mais on a peine à considérer qu’elle chante tant le phrasé semble entravé par une absolue rectitude et tout sentiment absent. Le Calaf de Gwyn Hughes Jones manque de couleurs et de puissance, et seulement quelques (cuistres) applaudissements viennent saluer son « Nessun dorma » honorablement exécuté. Vocalement le salut est venu de la Liù de Guanqun Yu, touchante et vibrante dans la scène de sa mort, elle réussit à percer la glace et faire surgir un instant de lyrisme, révélant tout à la fois la fragilité, la candeur et la détermination du personnage au moyen d’une voix délicatement filée. Les seconds rôles sont homogènes dans l’excellence : le Timur de Vitalij Kowaljow et l’empereur Altoum de Carlo Bosi sont bien affirmés tout comme le Mandarin de Bogdan Talos. Le trio des trois ministres tire son épingle du jeu scénique puisque Bob Wilson a élaboré pour eux une chorégraphie sautillante qui brise la monotonie ambiante. Quoique le procédé devienne rapidement prévisible, on salue la performance des trois artistes bien en voix, Alessio Arduini (Ping), Jinxu Xiahou (Pang) dont la voix particulièrement saillante retient notre oreille et Matthew Newlin (Pong).
Gustavo Dudamel dirige sa première production lyrique comme directeur musical de l’Opéra de Paris. Il laisse une place incroyable à l’orchestre pour jouer et les musiciens s’en emparent : le volume de l’orchestre est sensiblement plus fort, sans néanmoins jamais couvrir le plateau. La partition touffue, l’orchestration raffinée de Puccini sont autant de pièges dont Dudamel se saisit avec délices pour en triompher facilement : splendeur des plans sonores, dynamisme envoûtant, souplesse des contrechants... les options esthétiques du nouveau directeur musical tranchent favorablement avec celles de son prédécesseur. Pourtant sa prestation laisse aussi un goût d’inachevé, comme si le chef d’orchestre avait redouté de s’engouffrer dans l’hétérogénéité caractéristique de l’ultime opus de Giacomo Puccini. Celui-ci, toujours à l’écoute de son temps, a juxtaposé différents styles entre modernisme assumé, orientalisme recomposé et lyrisme traditionnel, laissant parfois les coutures apparentes pour des contrastes submergeants. Or Gustavo Dudamel semble s’être méfié des pages les plus lyriques, mettant à distance une émotion trop évidente pour se prémunir contre toute forme de vulgarité. Ainsi la tension demeure contenue et l’arc ne se tend jamais tout à fait, sauf à la fin où rigueur et mise à distance permettent de compenser les faiblesses de la complétion d’Alfano.
Finalement aucun artiste ne démérite véritablement, le spectacle a même une cohérence globale, mais commet le péché capital de l’ennui.
Jules Cavalié
À lire : notre édition Turandot / L'Avant-Scène Opéra n° 220
Jinxu Xiahou (Pang), Matthew Newlin (Pong), Alessio Arduini (Ping), Gwyn Hughes Jones (Calaf), Guanqun Yu (Liù) et Vitalij Kowaljow (Timur). © Charles Duprat / Opéra National de Paris