Agathe Liechti (Elizabeth jeune), Alex Esposito (Enrico VIII) et Stéphanie d'Oustrac (Giovanna Seymour). ©️ Monika Rittershaus / GTG
Il n’a suffi que d’une ouverture à rideau fermé pour nous mettre dans les meilleures dispositions à l’égard de cette production. Savourant ce plaisir si rare d’une entrée dans l’œuvre par le seul signifiant musical, sans le soulignement par la pantomime, on n’en a que mieux apprécié le bref épisode rideau ouvert, où Elizabeth enfant et adulte se retrouvent sidérées face au billot sur lequel leur mère fut décapitée. Moment inattendu et marquant, il rappelle que cette Anna Bolena est le premier épisode d’une série – au sens netflixien – proposée par le Grand Théâtre puisque Maria Stuarda et Roberto Devreux doivent suivre lors des prochaines saisons avec la même équipe artistique : directions musicale et scénique, et interprètes. Nul doute donc que de nombreux jalons ont été posés aujourd’hui et trouveront leur sens demain ; d’emblée il faut donc renoncer à vouloir tout saisir de cette mise en scène. La présence continue d’Elizabeth, soit enfant, soit adulte, donne en effet au spectacle l’image d’un prequel : traumatisme originel qui expliquerait l’évolution du personnage. Cela permet aussi de détourner l’enjeu de l’opéra, ici Anna ne tient pas tant à la vie qu’au bonheur de sa fille et à sauvegarder le trône qui lui est destiné, dès lors l’ambivalence de Seymour tient au fait qu’elle menace cet avenir mais se révèle aussi être une nourrice bienveillante et finalement un relais maternel de confiance. Par une habile attention au texte, Mariame Clément use de cette recomposition familiale en faisant adresser certaines paroles à la jeune Elizabeth plutôt qu’à Giovanna, et de la même façon lorsque celle-ci dit à Enrico « elle se repose » il ne s’agit plus d’Anna, mais d’Elizabeth que l’on voit dormir sur une chaise. Le pari est audacieux, car si l’on accepte que le sens se révèle sur le long terme, on reste un peu sur sa faim : des tempéraments comme ceux d’Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac auraient mérités une direction d’actrice plus forte, osant jouer le sentiment à fond, et au contraire il aurait fallu débarrasser Edgardo Rocha de certains gestes conventionnels et automatiques.
La scénographie de Julia Hansen permet de démultiplier les espaces de façon astucieuse et intéressante : un beau décor tournant « bleu Holbein » représente tour à tour les différents lieux de l’action. Le plus souvent ouvert sur une nature luxuriante, il peut aussi concentrer l’espace scénique au proscenium, ou encore s’entrouvrir sur une scène recompartimentée où les courtisans attendent le résultat des audiences et du jugement et qui donne ainsi une profondeur de champ à l’ambiance mortifère et angoissée de la chute de Bolena. On s’interroge seulement sur la nécessité de surligner parfois le sens de l’œuvre : pourquoi montrer un monumental cerf gisant pendant la scène de chasse, si ce n’est pour rappeler qu’Anna est la proie d’Henry ? L’œil jouit d’un bel objet scénique tout comme pour l’indétermination des costumes – globalement seizièmistes mâtinés de vêtements discrètement contemporains. Clément et Hansen jouent d'une forme d’intemporalité qui ne s’assume pas vraiment. Pour cette mise en scène en devenir on attendra donc les prochains spectacles, où l’on espère que des options plus tangibles seront présentées, avant d’émettre des jugements définitifs.
Le plaisir de l’ouverture à rideau fermé réside dans l’appréciation d’un moment suspendu, du passage du monde réel à celui de l’illusion lyrique par le truchement de la musique, artefact qui traduit orchestralement le « Il était une fois… » des vieux récits. Sous la baguette de Stefano Montanari l’orchestre de la Suisse Romande groove, les contrebasses assurent une pulsation qui permet aux violons et aux bois de chanter. Ainsi à l’obscurité inquiétante de la première partie (lente) de l’ouverture succède la brillante lumière de la partie rapide. Au fil de l’opéra Montanari met en valeur l’orchestration colorée de Donizetti : travail sur les textures des cordes, liberté donnée aux bois solistes, cors délicieusement cuivrés… si le drame est sur scène, l’accompagnement est attentif et toujours juste pour soutenir les intentions des chanteurs. Il s'installe aussi de temps en temps au clavecin pour introduire quelques contrechants bienvenus, saisissant résultat pour le trio du deuxième acte où le clavecin lancinant parachève le clair-obscur hitchcokien de l'orchestre.
Parmi les sept solistes, cinq font une prise de rôle avec cette production, y compris les deux reines. Mozartienne acclamée, soprano à l’agilité impeccable, Elsa Dreisig développe son répertoire avec soin en même temps qu’elle fait mûrir sa voix. À ce titre, sa prise du rôle d’Anna Bolena marque un pas décisif vers des rôles dramatiques. Elle use des moyens qu’on lui connaissait – un beau métal étincelant, une facilité à vocaliser, des aigus intenses – et nous fait découvrir des graves colorés et projetés qui lui permettent d’assumer ce rôle sans difficulté apparente. Mais ses principales qualités ne sont pas là, la reine est blessée, maternante et pathétique, mais aussi souveraine dans la folie et léonine dans sa confrontation avec Seymour. Dreisig prête attention aux mots et aux moments, passant d’un sentiment à l’autre sur la parole et le temps justes. Des puristes autoproclamés se sont fendus à la sortie du théâtre de commentaires sur le manque d’italianité et de traditionalisme belcantiste… qu’importe si le chant est beau, et le personnage émouvant ? Sommes-nous là pour sans cesse ramener les interprètes à un canon largement fantasmé ou bien constater l’intérêt et les séductions des propositions d’une artiste ? Elsa Dreisig nous offre plus qu'un point de départ pour cette première rencontre avec le rôle, une véritable réussite et une belle promesse pour l'avenir.
Face à elle, Stéphanie d’Oustrac est une Giovanna Seymour investie d’une mission individuelle – exister réellement face au roi – et pleine d’une empathie qui se traduit par l’affection qu’entretient Elizabeth pour elle. La voix n’a plus toutes ses couleurs et l’émission est parfois surprenante, mais la puissance et la force dramatique de cette personnalité demeurent. Elle fait fléchir le roi avec un mélange d’autorité et d’humilité implorante, puis touche par sa culpabilité désespérée. Pourtant comme une eau dormante, la future reine est déjà là. Si Alex Esposito ne présente pas un portrait aussi complexe du roi, ce familier du rôle possède toutes les qualités vocales pour livrer une interprétation traditionnelle : la couleur sombre du roi brutal, le fraseggio qui lui fait posséder chaque mot et la mâle projection de son chant. Edgardo Rocha est le seul autre interprète de la production a avoir déjà chanté son rôle. Il en maîtrise les écueils et connait son personnage à la fois charmant et tragique. Timbre clair, voix bien placée et suraigus faciles il n’en rajoute néanmoins pas (et peut-être pas assez ?) dans les passages les plus virtuoses. Le Smeton de Lena Belkina a le timbre et le chant charmeurs, son beau mezzo convient ainsi parfaitement au personnage d’adolescent aux hormones en ébullition que propose la mise en scène. Enfin, Michael Mofidian (Lord Rochefort) et Julien Henric (Sir Hervey) – tous deux issus du Jeune Ensemble du Grand Théâtre – complètent idéalement cette distribution. Le premier possède un beau baryton bien chantant, et le second est un ténor dont le métal présente déjà un vif intérêt et auquel la stature assure une véritable présence scénique.
Le travail effectué par Alan Woodbridge avec les chœurs vise avant tout à trouver les justes couleurs pour compléter ce tableau italien et romantique de l’Angleterre des Tudors. Des murmures initiaux, à la complainte qui ouvre la dernière scène, en passant par les fiers accents de la chasse, on ne saurait prendre en défaut cette formation qui aborde toutes les scènes avec une égale fraîcheur.
Jules Cavalié
A lire : notre édition de Anna Bolena / L'Avant-Scène Opéra n° 280
Elsa Dreisig (Anna Bolena) et Stéphanie d'Oustrac (Giovanna Seymour). ©️ Monika Rittershaus / Grand Théâtre de Genève