Mise en scène de Louis Désiré © Christian Dresse / Opéra de Marseille
On ne sait trop qui il faut féliciter le plus au sortir de cette production de Guillaume Tell. Est-ce la direction de l’Opéra de Marseille qui a relevé la gageure de monter cet opéra grand format en période de pandémie ? Le metteur en scène qui a su trouver des solutions scéniques simples mais efficaces, permettant de respecter les consignes sanitaires, dans une vision très personnelle de l'opéra de Rossini ou le chef Michele Spotti dont la direction magistrale porte cette matinée jusqu’à un degré rare d’incandescence ?
Avec l’orchestre entièrement déployé au parterre, l’ouverture prend une dimension vraiment grandiose et laisse attendre une représentation d’exception. La mise en scène l’accompagne d’une pantomime se jouant sur des sommets enneigés où se rencontrent tous les protagonistes du drame. Après ce début prometteur, pourtant, le premier acte peine un peu à démarrer. Il est vrai que l’élément choral, absolument central ici, manque singulièrement sur le plateau pour évoquer les rites de la Fête des Pasteurs réduite à trois couples dans une "chorégraphie" peu convaincante et aux seuls protagonistes que viendront renforcer au final quelques figurants incarnant les sbires de Gessler. Le chœur, maintenu sur des praticables derrière des transparents en fond de scène, est résolument invisible. Il le restera aux actes suivants mais cela parait presque évident pour la conjuration des Trois Cantons et ne gêne pas non plus au troisième acte. La pantomime qui remplace le ballet de l'acte III véhicule avec beaucoup de force l'idée de violence et d'oppression du peuple suisse sans pour autant se montrer trop crue, même si le dispositif utilise ce lit où Arnold et Mathilde viennent de se séparer dans une scène qui ne laisse aucun doute sur la nature de leur relation.
La mise en scène de Louis Désiré ne passe ni par la transposition ni par un fidélité littérale au livret. Dans une scénographie qui crée les espaces du drame par les variations d'un ensemble de blocs de bois et de projections, elle joue plutôt de l'effet suggestif d'objets symboliques (une barque de miroir, une colombe d'argile, un arbre, la menace d'un rocher suspendu) dans un univers abstrait et hors du temps où les costumes sont quasiment de toutes les époques, afin de restituer l'universalité du propos. Pour l'hymne final, le metteur en scène se contente d'amener les protagonistes à l'avant-scène face au public tandis que la salle lentement s'éclaire et que les figurants renversent et recouvrent d'un drap blanc le rocher, symbole de l'oppression.
En revanche, si l'on accepte volontiers certains écarts dans la relecture du metteur en scène comme l'entrée de Mathilde parmi la soldatesque au deuxième acte, sa présence sur le plateau dès le premier ne se justifie aucunement. Surtout, la seule brève apparition du peuple suisse pendant le serment de l'acte 2 nous le montre en uniforme, ce qui est un contresens total. Il ne s'agit pas d'une armée prête à en affronter une autre mais bien de paysans en armes acceptant le sacrifice de leur vie au nom de leur liberté.
La distribution presque entièrement composée de chanteurs français ou francophones de la jeune génération était très attendue et elle mérite globalement plus qu'un satisfecit. Débutant dans le rôle-titre, Alexandre Duhamel peine un peu à trouver son assise dans le grave au premier acte et il faut attendre le deuxième pour qu'il donne enfin toute la mesure de son baryton large et puissant dans un trio patriotique survolté où il joue à parts égales avec le Furst imposant de Patrick Bolleire et l'Arnold d'Enea Scala, puis dans la scène du serment d'une intensité bouleversante. Il se révèle également très émouvant dans son célèbre air du troisième acte. Faute d'un médium plus nourri, Angélique Boudeville manque un peu de poésie dans « Sombre forêt », mais elle se rattrape largement dans le duo qui suit et son grand air du troisième acte lui permet de mettre en valeur un aigu très pur et une grande souplesse dans la vocalise. Enea Scala compose un Arnold torturé et tout en vaillance, avec des aigus puissants, un vibrato serré caractéristique, et un engagement scénique sans réserve qui donne beaucoup d'impact à son grand air de l'acte III. Le mezzo large et bien timbré d'Annunziata Vestri offre un relief intéressant au personnage d'Hedwige. Parmi les "petits" rôles on retient le Jemmy d'une grande fraicheur de Jennifer Courcier à qui la mise en scène n'impose aucun "travesti", la voix chaleureuse du Melchtal de Thomas Dear, le baryton bien timbré à l'articulation parfaite du Leuthold de Jean-Marie Delpas. le Rodolphe acéré de Camille Tresmontant et le Gessler noir et détestable à souhait de Cyril Robery. On attendrait en revanche une voix plus ronde et à l'émission plus facile que d'évidence ne possède pas Carlos Natale pour la romance du Pêcheur. Des chœurs d'une belle homogénéité malgré la distanciation complètent ce plateau de haut niveau que soutient un orchestre au meilleur de lui-même, en osmose avec un chef précis, engagé et sensible qui ne couvre jamais les chanteurs. Après les chorégies d'Orange et Lyon en 2019, Marseille fait la preuve avec cette version sans coupure (4 heures de représentation, entractes compris) que Guillaume Tell peut et doit retrouver sa place au répertoire. À quand donc une production digne de ce nom sur notre première scène nationale où il n'a pas paru depuis celle de triste mémoire de 2003, tellement tronçonnée qu'il ne restait qu'un canton sur trois au deuxième acte ?
Alfred Caron
Angélique Boudeville (Mathilde) et Enea Scala (Arnold). © Christian Dresse / Opéra de Marseille