Linrd Vrielink (Jaquino), Mari Eriksmoen (Marcelline), Siobhan Stagg (Fidelio / Leonore). ©️ Stefan Brion / Opéra-Comique
On s’était promis – et jusqu’à lors on s’y était plutôt bien tenu – de ne pas évoquer la pandémie, et ne pas ramener tout événement lyrique « post-covid » à une artificielle renaissance... Par lassitude, mais aussi par égard pour les artistes qui n’ont déjà que trop souffert des ravages politiques, sociaux et moraux (outre les questions sanitaires) engendrés par l’épidémie. Pourtant, impossible de rendre compte de cette soirée sans commencer par la première émotion de la soirée : le bien-être chaleureux et stimulant de se trouver – à Paris – au milieu d’une salle pleine. Le public est venu en nombre retrouver la Salle Favart, sanctuaire parisien du parler-chanter, et Fidelio. Et il n’est pas venu en vain.
Siobhan Stagg souffrante, assure néanmoins avec conviction et justesse la prestation scénique du rôle de Fidelio, pour ce soir Jacquelyn Wagner sera sa voix. Placée à jardin dans la fosse, elle est pourtant plus vivante que jamais : se coulant parfaitement dans la démarche historiquement informée de l’ensemble Pygmalion, elle a cependant gardé dans l’oreille la leçon des grandes divas beethovéniennes du XXe siècle. D’une voix ample et d’un phrasé sûr, Jacquelyn Wagner nous émeut avec le portrait si crédible d’une héroïne déterminée et touchante. Autour d’elle s’affaire la petite famille de la prison sous l’autorité du Rocco patriarche bien chantant d’Albert Dohmen. Le baryton-basse prête le velouté de sa voix sonore à un personnage qui tient plus de l’honnête père de famille que de l’utilité comique, et gagne ainsi en intérêt et en complexité. Sa fille Marcelline est campée par Mari Eriksmoen, qui darde des aigus saillants et intenses pour se défendre des assauts du Jaquino honnête de Linard Vrielink. Le Pizarro de Gabor Bretz convainc mieux par ses tentatives de corruptions, où il verse sa voix tannique dans un chant séducteur et inquiétant, que par le déchaînement de ses fureurs. On salue aussi la brève mais saisissante apparition de Constantin Goubet, interprétant l’un des prisonniers avec la sincérité déchirante de l’Évangéliste des Passions de Bach. René Ramos Premier lui donne la réplique avec assurance, attestant lui aussi d’un métier de haut niveau. Tous deux issus du chœur Pygmalion, ils nous permettent de toucher ainsi des deux oreilles ce qui fait l’excellence de cet ensemble : une somme de brillants interprètes dont les nombreuses et exigeantes interventions dans cette œuvre contribuent à nous porter aux cimes.
Enfin, alors qu’un changement de décor rideau fermé a remplacé l’entracte, que le public a murmuré pendant quelques instants dans l’obscurité, et que l’orchestre a resurgit du néant, le miracle se produit. L’invocation bouleversante du « Gott », les humbles souvenirs qui passent, le délire halluciné du prisonnier à bout de forces qui aperçoit l’ange Léonore dans une ultime vision, c’est le Florestan de Michael Spyres thaumaturge qui nous apparaît. Crescendo filé, superbe métal, voix mixte maîtrisée à la perfection, phrasé subtil, le ténor met sa perfection vocale au service du drame. Si bien qu’on redoute jusqu’au dernier instant que Florestan puisse mourir, non des coups de Pizarro, mais de son affaiblissement.
Au pupitre, Raphaël Pichon a passé la partition au tamis de son expertise de l’interprétation historiquement informée. Si l’on est d’abord un peu décontenancé par des tempos plus rapides qu’à l’accoutumée (celle-ci se nommant Klemperer), on est immédiatement séduit par ce savoir-faire qui transforme les parties de contrebasse et de violoncelle en un prodigieux continuo, auxquels répondent des violons parfaitement incisifs ou lyriques. Pichon fait sonner ses forces musicales, et surtout, il accompagne la profession de foi beethovénienne en un espoir de justice. Ce soir la musique nous aura ému comme rarement.
La mise en scène de Cyril Teste nous aide à écouter grâce à une très belle direction d’acteur. Le projet filmique du metteur en scène a pour vertu un grand raffinement dans le travail des regards et des attitudes, mais, même si le résultat vidéo s’avère réussi, le dispositif en place n’apporte pas grand-chose au spectacle, et il pourrait même être dispensable. Pourtant il permet de présenter quelques idées intéressantes, malheureusement seulement esquissées : comme le rappel de la violence carcérale avec les molestations de Florestan vues pendant l’ouverture, ou bien la caméra mise dans les mains de Léonore pour combattre Pizarro, devenue ainsi instrument du dévoilement et de la transparence face à la dissimulation des forfaits.
Au bonheur de retrouver ces artistes qui se révèlent si attachants en cette soirée, s’ajoute le bonheur de retrouver l’Opéra-Comique, ses lieux si charmants, et son engagement pour mêler représentation artistique et valorisation scientifique, tant dans ses programmes de salle – toujours d’une très grande qualité analytique et documentaire – que dans sa programmation, puisque se profile le 6 octobre prochain une journée consacrée à Pauline Viardot, avec colloque, masterclasse de Felicity Lott, et concert de l’orchestre des jeunes de l’Union européenne.
Jules Cavalié
À lire : notre édition de Fidelio / L'Avant-Scène Opéra n° 164
Michael Spyres (Florestan), Siobhan Stagg (Fidelio / Leonore), Albert Dohmen (Rocco). ©️ Stefan Brion / Opéra-Comique