© SF / Bernd Uhlig
À jardin, un cube de plexiglas, la maison d’Agamemnon, occupée par ses meurtriers parvenus. À cour, une piscine et des douches, symbole de lustration et souvenir de l’assassinat du roi dans son bain. Des mannequins d’enfants aussi, petite famille brisée après le sacrifice d’Iphigénie. Sur un écran, Elektra gamine porte la hache du crime. Fidèle à lui-même, aussitôt reconnaissable, Krzysztof Warlikowski peuple le présent des fantômes du passé, si douloureusement vivants chez la fille et la mère qui, comme Chrysothémis, fument nerveusement cigarette sur cigarette. Clytemnestre, justement, paraît d’abord, quasi chanteuse rock devant son micro, récitant le passage de l’Orestie d’Eschyle où elle revendique son crime – de quoi émousser le tranchant de la première mesure de l’opéra. Mais le Polonais veut ainsi raconter l’histoire sous un autre éclairage, lui qui aime à revisiter et à transposer les mythes, avec une fin ambiguë : pourquoi Chrysothémis tient-elle un couteau ensanglanté ? Aurait-elle tué Egisthe, Oreste restant prostré par le matricide avant de quitter la scène en proie à des convulsions ? Aurait-elle, même, tué leur mère ? Elle empêche ensuite Elektra de se suicider à coup de pilules. De cette fin on retiendra, plutôt que les toilettes mortuaires, l’image de l’essaim de mouches tournoyant sur une tache de sang. Tout cela fera-t-il date ? Pas vraiment : on a connu Warlikowski plus inventif et plus virtuose. La direction d’acteurs, par exemple, est inégale, tantôt travaillant les chanteurs au corps, tantôt d’une sobriété inattendue, non sans temps morts, comme si le metteur en scène se cherchait et se répétait un peu.
C’est l’orchestre qui nous fait suffoquer, une Philharmonie de Vienne sur ses terres, portée par un Franz Welser-Möst plus volcanique que dans Salomé naguère, rappelant parfois un Böhm par l’alliance de la violence et du lyrisme, de la densité et de la clarté, des déflagrations et des chatoiements, par l’implacable conduite du drame, nous tenant en haleine pendant presque deux heures. La distribution, malheureusement, ne le suit pas toujours. À Ausrine Sundyte font défaut les moyens d’Elektra, dès le monologue d’entrée, où la tessiture accuse de dangereuses disparités ; elle ne cesse ensuite de lutter contre les exigences du rôle, s’affaiblissant puis se reprenant, magnifique par exemple lorsqu’elle évoque devant Oreste sa jeunesse perdue, arrivant malgré tout à la fin, sauvée par l’intensité déchirée de son incarnation. Tanja Ariane Baumgartner ne marque pas non plus en Clytemnestre vamp, trop peu hallucinée, trop peu ravagée, ne donnant pas assez de poids à ses mots affolés, même si elle a le mérite de chanter le rôle, d’une voix en pleine santé – ce qui tranche sur beaucoup de Clytemnestre déclinantes… mais plus puissamment incarnées. Si bien que l’on retient surtout la Chrysothémis d’Asmik Grigorian, déjà mémorable Salomé sur la même scène, au timbre lumineux, à l’aigu solaire, hymne à la vie et à l’amour. L’Oreste déclassé de Christopher Maltman, roc de bronze d’une grande présence, a la noblesse du justicier, frère commandeur aux pieds d’argile, alors que Michael Laurenz exhibe la fatuité du tyranneau d’opérette. À mentionner aussi sont les rôles secondaires, à commencer par les magnifiques servantes de la première scène.
Didier van Moere
À lire : notre édition de Elektra : Avant-Scène Opéra n°92
Mise en scène de Krzysztof Warlikowski. © SF / Bernd Uhlig