Madame Butterfly n’a jamais existé ; elle n’a été conçue que pour faire pleurer Margot en s’inspirant indirectement de la pseudo autobiographie de Julien Viaud qui, sous le pseudonyme de Pierre Loti, a conté dans Le Mariage de Loti une fausse mésaventure exotique. Le public d’opéra, plus soucieux de découvrir comment la cantatrice interprétera « sur la mer calmée » qu’attentif à son destin, n’est pas dupe... Sinon, au lieu d’applaudir bruyamment, les spectateurs essuieraient une larme en silence.
Ceux qui ont assisté à la nouvelle production de l’Opéra du Rhin étaient invités à lire, dès avant le lever du rideau puis, ponctuellement au fil de la représentation (sur un écran distinct de celui des surtitres), la tragique histoire intime de la metteuse en scène japonaise engagée par la direction du théâtre et qui – on l’apprendra au moment où Cio-Cio-San se fera harakiri, s’est suicidée à la veille du commencement des répétitions strasbourgeoises. La mise en scène aurait donc été réglée post-mortem par Mariano Pensotti, d’après ses indications.
Évidemment il ne s’agit là que d’une fiction parallèle, inventée pour tenter d’émouvoir quand même les spectateurs. Ceux qui y ont cru pour de bon sont sortis bouleversés ; le seul vrai drame serait de les convaincre qu’ils ont été roulés dans la farine.
Dans une mise en scène minimaliste et dépouillée, la direction d’acteurs (tous de noir vêtu jusqu’à l’apparition de l’épouse américaine, en blanc nuptial, auquel répondra le blanc de deuil de Cio-Cio-San) est aussi fidèle qu’on peut le souhaiter pour un ouvrage vériste : chaque geste porte, chaque déplacement fait sens. Le travail de Mariano Pensotti est si remarquable qu’il jette sur son stratagème une condamnation sans appel.
Une légère tension dans l’aigu n’oblitère en rien l’incarnation intensément touchante de Brigitta Kele (Butterfly), pas plus que Leonardo Capalbo (Pinkerton), frôlant toujours les limites d’une voix généreuse, ne suscite de réserves. Même qualité dans les seconds rôles : le brutal Goro de Loïc Félix, la Suzuki un peu rude de Marie Karall, le prince touchant de Damien Gasti, le Bonze tonitruant de Nika Guliashvilli ne le cèdent que de peu à Tassis Christoyannis dont le charisme tout en nuances fait de Sharpless un personnage central. On l’imagine un jour en Sachs, Kurvenal où Gurnemanz...
Et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg ? Réduit par les normes sanitaires à 40 musiciens, il utilisait la partition destinée aux petits théâtres, magistralement réalisée par Ettore Panizza. On hésite à affirmer que cette épure est encore plus fascinante que l’original, mais on hésite seulement… Du moins lorsqu’elle est servie par des pupitres de cordes et de vents aussi impeccables (et, le plus souvent, à découvert) sous la direction de Giuliano Carella, Toute de finesse, de netteté et d’expression.
Gérard Condé