Andrè Schuen (Figaro), Julie Fuchs (Susanna), Gyulya Orendt (Le comte Almaviva) et Emiliano Gonzalez Toro (Don Basilio). Photo Jean-Louis Fernandez/Festival d'Aix-en-Provence.

     Entre étude des violences sexuelles dans un milieu donné et opéra-utopie, la mise en scène de Lotte de Beer impose une vision résolument féministe aux Noces de Figaro en confrontant le monde d’avant et le monde à venir, du moins tel qu’il est souhaité par la metteuse en scène. Ainsi les deux premiers actes présentent un intérieur bourgeois réparti entre la chambre à coucher et le salon, dans l’interstice qui les sépare se trouve une buanderie, qui tient lieu de chambre de Figaro et Susanna. A travers ce décor on reconnait immédiatement un univers de sitcom à la Friends, aux rires préenregistrés et aux acteurs qui cabotinent avec la caméra, ce que confirment les deux panneaux lumineux qui surplombent la scène « applause » (applaudir) et « laugh » (rire). Cet univers est celui du comte, fat, imbu de lui-même, et dont l’humour sert de prétexte aux tentatives libidinales les plus sordides. Ainsi la très suggestive banane qu’il offre à une Barberine pom-pom girl visiblement non consentante, suscite l’hilarité du comte. L’ensemble de cette première partie est rythmée par une activité scénique frénétique : pour le meilleur comme lorsque Figaro réunit le chœur des jeunes femmes pour précipiter la célébration des noces, une foule de cheer-leaders vient acclamer le comte, pendant que des journalistes profitent de l’occasion pour l’interviewer, explicitant la position dominante du personnage et montrant (pour une fois discrètement) la complaisance des médias à l’égard du pouvoir. Malheureusement la boulimie gaguesque aboutit vite à un écœurement : Lotte de Beer, souligne, surligne et encadre l’omniprésence du désir sexuel : ainsi Cherubino se révèle être extraordinairement doté lorsque son désir se fait visible pendant le « Voi che sapete », et au final de l’acte II il partage le cabinet de la comtesse avec la compagnie d’acteurs affublés de déguisements de phallus dignes d’un enterrement de vie de garçon ... Il faut attendre la deuxième partie du spectacle pour comprendre que cette exagération permanente est délibérée : un plateau vide où trône au centre le lit conjugal dans une grande boîte transparente depuis laquelle la comtesse ordonne l’issue de l’histoire. Seul le comte traîne encore son panneau lumineux « applause », vestige de son monde disparu. Seulement à ce moment-là est-on en mesure de comprendre que le recours à l’esthétique de la sitcom ne visait qu’au dénigrement du rire que ce divertissement populaire peut produire, et a en effet produit dans une partie du public quand l’autre assistait médusée à cette pénible surenchère sexuelle. Au contraire, la deuxième partie fait preuve d’une sobriété visuelle et signale le retour à une esthétique de théâtre savant. Cette opposition entre monde d’avant incarné par des codes populaires et nouveau monde progressiste magnifié par une sobriété savante nous paraît être un geste de condescendance bourgeoise qui pose un problème politique d’envergure : les indispensables luttes pour l’égalité des sexes et pour la tolérance vis-à-vis des sexualités de toutes et tous doivent-elles se faire au prix de dénigrement du populaire et d’un abandon des luttes pour l’égalité sociale ? Le final de l’opéra, comme une célébration d’une société aux rapports entre hommes et femmes pacifiés, incarnée par un arbre de la réconciliation (nous a-t-on dit ; il prenait pour nous la forme d’une hybridation entre organes du plaisir sexuel féminin et masculin) tricoté par une cohorte de personnages à la suite de Marcellina (qui tricote depuis le début de l’opéra) paraît être une bien pauvre prise en charge de la question sociale dans cette deuxième partie.
     Cette mise en scène pourrait convaincre à plus d’un titre : le jeu d’acteur est toujours parfaitement réglé, les décors (notamment de la première partie) sont astucieux et le propos féministe et militant s’apparie bien avec la musique de Mozart et le livret de Da Ponte. Malheureusement la réalisation au surligneur et le didactisme intempestif de cette mise en scène en brisent net l’à-propos, notamment au premier acte où la surabondance d’activité (voire de gesticulation) empêche l’émotion d’être accessible : « Non so piu », « Porgi amor », et « Voi che sapete » en pâtissent gravement.
     On déplore d’autant plus cet échec que le plateau vocal réunit des interprètes autant à l’aise comme chanteur que comme acteur. Julie Fuchs est une Susanna de grand luxe, belle voix, phrasé mozartien délicat, son personnage a le piquant de la jeune femme rusée qui compte bien parvenir à ses fins et la maturité de la servante qui voit et entend tout des secrets de ses maîtres. Sa maîtresse, interpértée par Jacquelyn Wagner, est une comtesse qui prend le temps de faire éclore l’émotion au moyen d’un chant sobre. Lea Desandre séduit par la beauté de son timbre et de son chant, quoique le phrasé soit plus baroque que mozartien, et se prête au jeu d’un Chérubin adolescent tourmenté avec une facilité déconcertante. La Marcellina de Monica Bacelli et la Barbarina d’Elisabeth Boudreault assument leur rôle avec une belle forme vocale et un panache scénique. Du côté des hommes on est immédiatement séduit par le comte ductile au timbre de velours de Gyula Orendt. Le Figaro d’Andrè Schuen est de très bonne tenue vocalement et scéniquement. Maurizio Muraro (Bartolo) et Emiliano Gonzalez Toro (Basilio/Curzio) sont des seconds rôles de tout premier plan auxquels il ne manque rien, et Leonardo Galeazzi (Antonio) trouve sa place sans peine à leurs côtés pour ses brèves interventions.
     Enfin, la finesse, le souffle, la subtilité et la profondeur qui manquent à la mise en scène sont apportés par le Balthasar Neumann Ensemble sous la direction de Thomas Hengelbrock, épaulé par le fabuleux continuo d’Andreas Küppers. Travail des tempos, mise en valeur des couleurs de l’orchestre et soutien sans faille aux chanteurs, Hengelbrock porte la musique de Mozart avec grande classe.

Jules Cavalié

 
A lire : notre édition de Les Noces de Figaro / L'Avant-Scène Opéra n°314


Les Noces de Figaro, mise en scène de Lotte de Beer. Photo Jean-Louis Fernandez/Festival d'Aix-en-Provence.