Mise en scène de Simone Stone. Photo Jean-Louis Fernandez/Festival d'Aix-en-Provence.

Création attendue, Innocence, le cinquième opéra de Kaija Saariaho écrit sur un livret de Sofi Oksanen et Aleksi Barrière, porte un titre en creux : aspiration profonde de personnages irrémédiablement privés de la leur, le spectateur est invité à perdre la sienne en plongeant dans les abysses sublimes et effrayante d’une partition qu’on peut d’ores et déjà classer parmi les grandes réussites du XXIe siècle.

Le sombre prélude qui ouvre l’opéra projette d’emblée son ombre sur la fête du mariage de Tuomas et Stela. Ce geste orchestral tragique est amplifié par les trois personnages sur lesquels se lève le rideau, qui déclament la litanie d’actions dont ils ne sont plus capables : témoignage elliptique de vies meurtries. Le drame se noue autour de cette impossibilité initiale, signe de l’absence : absence de vérité, absence des disparus, absence d’innocence. Progressivement, l’identité de ces personnages rendus « incapables » se révèle : anciens élèves d’un lycée international, survivants d’une tuerie de masse survenue dix ans plus tôt dans l’établissement, bientôt rejoints par les fantômes de ceux qui y sont morts, leur voix va trouver le chemin de la noce et réveiller des questionnements enfouis, interroger les absences.

Téréza, qui n’aurait pas dû travailler ce jour-là, sert les convives de la fête. Pivot entre le monde vaporeux des survivants et des morts, et le monde pathétiquement concret du mariage, c’est par son truchement que le drame envahit la famille. En effet, elle a perdu sa fille Markéta dans la tuerie et reconnaît dans le marié le frère de meurtrier. Tout l’opéra consiste en une remontée progressive des souvenirs, à la fois des victimes et de la famille, à l’image du prélude orchestral de l’opéra où la musique émerge d’un magma glacé d’instruments graves (contrebasses, piano, bassons) jusqu’à gagner le suraigu et les notes harmoniques. Au gré de cette remémoration de l’événement fatal, l’unité familiale se fissure, la violence se fait plus distincte et la culpabilité emplit les personnages jusqu’à ce que la vérité émerge bribe par bribe et sans fracas. Ainsi le déploiement toujours inattendu de la vérité permet de soutenir l’attention sans jamais faiblir et tient le public en haleine, dans une quête désespérée de soulagement. A la fin de l’opéra, le spectateur est en mesure de reconstituer le drame, et d’attribuer les responsabilités partagées à des degrés divers par l’ensemble des protagonistes. Le livret tisse ainsi finement l’opposition entre le groupe d’élèves et les protagonistes du mariage, en contrepoint l’un de l’autre, puis dans une ultime rencontre bouleversante de Téréza avec le fantôme de sa fille qui lui demande d’enfin faire son deuil. L’opéra s’achève dans un geste orchestral dérivé du prélude, et sur une faible note d’espoir avec l’évocation d’une guérison des incapacités présentées au début de l’œuvre.

Si la tuerie constitue le drame enfoui dont l’exhumation est le moteur de l’opéra, le livret se concentre avant tout sur l’expression de la culpabilité sous ses diverses formes jusqu’à l’aveu final de la complicité de Tuomas avec son frère qu’il n’a pas eu le courage de seconder pendant la tuerie, mais qu’il soutenait et continue d’aimer.

Saariaho signe pour ce livret une partition extrêmement fouillée. Chef d’œuvre d’orchestration fourmillant de détails, la compositrice trouve l’inouï sans démonstration ni ostentation. Sonorités diaphanes, grincements, tutti d’orchestre paroxystiques ... la variété des effets repose sur le recours à un langage musical émancipé de tout esprit d’école : si le spectralisme des débuts de Saariaho est sensible notamment dans le travail du timbre de l’orchestre, l’harmonie s’ouvre à d’autres horizons (modal notamment) sans systématisme. Mais c’est avant tout le travail des voix qui scelle l’originalité de cet ouvrage. En effet, pour incarner les survivants et les fantômes des victimes, Kaija Saariaho a fait appel à un ensemble d’acteurs s’exprimant dans des langues différentes. A partir de la prosodie de chaque langue elle a donc écrit pour eux une partie située entre parler et chanter, créant ainsi une polyphonie musicale à partir d’une polyphonie linguistique. Le résultat est saisissant, on salue ainsi l’impressionnante et glaçante performance de Julie Hega, complice du meurtrier avant de se raviser au dernier moment, qui donne à entendre sa distance du reste du groupe des élèves et l’envie meurtrière dans une déclamation française à la fois languissante et cruelle. Parmi eux, se distingue aussi l’éblouissante Markéta de Vilma Jää, appliquant des techniques de musiques traditionnelles finlandaises à la langue tchèque. Vocalité inédite, reposant sur des variations d’émission de la voix, elle s’intègre à cette polyphonie tout en s’en distinguant, soulignant ainsi le caractère angélique du personnage tel qu’il est présenté par sa mère Téréza. Lorsque Saariaho superpose ce chœur d’acteur aux protagonistes du mariage (tous des chanteurs lyriques), la polyphonie se complexifie tout en conservant la subtilité et sensibilité qui résulte du hiatus entre la famille dévorée par le déni et la culpabilité, et les victimes de la tuerie.

Même excellence du côté des interprètes lyriques : Magdalena Kozena est une Téréza poignante, déchirée entre la douleur et la rancœur, tentant de faire admettre la vérité à la famille des mariés avec la croyance illusoire qu’elle retrouvera sa fille. Sandrine Piau fait le portrait d’une mère partagée entre la façade de respectabilité qu’elle veut maintenir et son attachement à son fils meurtrier, alors que Tuomas Pursio est un père en crise, pensant se protéger du passé par un rejet unilatéral de son fils. Lilian Farahani, touchante en mariée dont la naïveté est progressivement décillée, forme un couple habilement dépareillé avec Markus Nykänen bouleversant en frère coupable et aimant. Jukka Rasilainen est un prêtre touchant dans son examen de conscience, avouant son impuissance et son aveuglément. Enfin Lucy Shelton incarne le professeur du lycée, oscillant entre souvenirs heureux, malheureux et culpabilité. Elle y déploie une palette vocale d’une grande justesse.

Dans la fosse, on retrouve le London Symphony Orchestra toujours dans une forme superlative, avec les mêmes qualités instrumentales que pour Tristan et répondant fidèlement à la tension dramatique qu’insuffle Susanna Mälkki. Grande connaisseuse de la musique de Saariaho, la cheffe d’orchestre en maîtrise toutes les subtilités et en propose une lecture profondément vivante et intense. On salue aussi la prestation du chœur de chambre estonien, qui des coulisses donne à entendre des voix surgies du passé.

Ce soir Simon Stone signe une mise en scène exemplaire de sobriété et de justesse. Un édifice tournant représente l’école et la salle du mariage. Divisé en plusieurs salles, il permet au spectateur de revivre des moments de la tuerie (quand les élèves se dispersent dans l’école), et ménage aussi, dans les cuisines, un espace d’expression à part pour la serveuse Téréza. Au fur et à mesure les espaces se dépouillent, laissant à la fin des murs vides, opérant ainsi un chassé-croisé entre l’absence de vérité puis le vide du décor : impossible de se cacher ou se dérober derrière l’apparat quand la vérité éclate. Les lumières de James Farncombe modulent l’ambiance visuelle, du nocturne au glauque, jusqu’au superbe clair-obscur des adieux de Téréza à sa fille.

Œuvre forte et bouleversante, partition puissante et originale, Innocence frappe d’autant plus que Kaija Saariaho et Sofi Oksanen ont fait le choix de créer une œuvre fondamentalement politique, en traitant du rapport à la culpabilité, de l’articulation entre individu et collectif, sans concession dogmatique ou démonstrative. Quel qu’en soit le coût moral et émotionnel (on ne sort pas indemne de cette soirée), on souhaite que la voie ouverte par Saariaho et Oksanen soit empruntée par d’autres créatrices et créateurs.

 

Jules Cavalié

Magdalena Kozena (Téréza) et Lilian Farahani (la fiancée). Photos Jean-Louis Fernandez/Festival d'Aix en Provence.