Stuart Skelton (Tristan) et Nina Stemme (Isolde). Photo Jean-Louis Fernandez/Festival d'Aix-en-Provence
La nouvelle production de Tristan und Isolde présentée par le festival d’Aix-en-Provence a nourri les plus vives attentes : pour la première apparition continentale du London Symphony Orchestra depuis le début de la pandémie, l’orchestre londonien se présente sous la baguette de l’un des artistes les plus accomplis de sa génération – son directeur musical – Sir Simon Rattle et tient lieu d’écrin de luxe pour les plus grandes voix wagnériennes du moment. Enfin, le metteur en scène Simon Stone – venu à l’opéra en 2016 avec Die tote Stadt au Theater Basel après une riche carrière au théâtre – poursuit son parcours international comme metteur en scène d’opéra en rajoutant Aix-en-Provence à ses prestigieux trophées lyriques, après Salzbourg (Lear, 2017 ; Médée, 2019), Paris (La Traviata 2019) et Munich (Die tote Stadt, 2019).
La lecture qu’il livre de l’opéra de Wagner entend élargir le propos d’un amour métaphysique à une réflexion sur l’amour et son évolution dans le temps. Tristan et Isolde ne forment plus un couple d’amants, au contraire, ils sont mariés et installés. Femme et homme d’âge mûr, le temps a mis leur union à l’épreuve : dès l’ouverture, lors d’un réveillon de Noël entre amis dans un luxueux appartement d’une grande ville occidentale (les fenêtres donnent à voir un panorama citadin en vidéo, fait de gratte-ciel et d’autoroute urbaine), Tristan embrasse une des convives alors qu’ils sont à l’écart dans la cuisine pour ouvrir une nouvelle bouteille de vin. Témoin de ce moment, Isolde donne le change pendant la fin de la soirée, puis se couche seule, dévastée. Elle bascule alors dans une méditation sur l’histoire de sa relation avec Tristan, ce qu’indique un changement de vue : le paysage urbain projeté derrière les fenêtres disparaît et cède la place à une mer déchaînée. Dès lors, on ne sait si le personnage délire ou bien cherche à remonter à la fissure originelle de son couple. Ainsi le premier acte se transforme en rêve d’une confrontation cathartique pour faire rendre raison à Tristan de sa trahison. Avant ça Brangäne apparaît comme l’amie intime apte aussi bien à couvrir son amie de reproches pour son aveuglement face à son mari qu’à la réconforter en lui fournissant un généreux stock de psychotropes en tous genres, dont un flacon qui fera office de philtre. Le deuxième acte télescope présent et passé, Isolde en réunion de travail avec son patron (Marke) s’interrompt pour aller jeter à la figure de Tristan la culotte de son amante qu’elle a retrouvée à la maison. Lorsque les bureaux se vident, nouveau basculement dans une temporalité indécise : Isolde et Tristan se rejoignent avec une fébrilité adolescente. Le duo d’amour est à la fois une réflexion sur le suicide comme résolution des dysfonctionnements du couple et une série de flash-backs incarnée par des avatars du couple qui semblent en raconter l’histoire : avant d’être trahie par Tristan, Isolde a quitté son ex-mari et père de ses enfants pour Tristan. Enfin le troisième acte place ce couple en perdition dans une rame de métro, de retour d’une soirée habillée. Le trajet, qui fait parcourir au spectateur l’ensemble de la ligne 11, est l’occasion d’un grand fantasme de destruction de l’autre : Isolde, descendue à la station Porte des Lilas rêve l’agonie de son mari agressé au cutter par Melot. L’arrivée à Châtelet (terminus de la ligne) coïncide avec le retour momentané d’Isolde et celui, définitif, de la réalité. Le fantasme cesse et chacun revient à sa place initiale dans le wagon. Le liebestod d’Isolde se trivialise en devenant la mort d’un amour et la décision définitive d’Isolde : elle quitte Tristan en lui rendant son alliance.
L’idée proposée par Simon Stone est intéressante, il s’agit de confronter la puissance ponctuelle de l’amour à sa pérennisation ou non dans le temps. Notion wagnérienne par excellence, le temps semble être la clef d’explication de cette lecture complexe et souvent inaccessible : c’est dans la superposition du passé et du présent, dans l’oscillation du temps imaginaire et plastique du fantasme au temps réel et mesurable que se joue le drame. Toutefois, la proposition repose sur une mésinterprétation des artifices temporels utilisés par Wagner. Dans la musique, les jeux sur l’écoulement du temps ou la mise en regard du passé et du présent s’opèrent par le recours aux leitmotifs, l’omniprésence des récits d’événements anciens, et les dilatations et contractions temporelles qui permettent de donner à certains instants fugaces une dimension éternitaire. Le but de ce dispositif est de créer un temps épais qui s’incarne dans une musique foisonnante, jouant sur la mémoire de l’auditeur ainsi que sur une dissolution de la perception du temps, mais en se maintenant toujours dans un présent continu même s’il est mis en perspective avec le passé ou son devenir. C'est de cette continuité, et des variations que Wagner opère dessus que naît la dramaturgie musicale guidée par le débordement délétère et transfigurateur du sentiment amoureux. Or, en faisant du temps un paramètre qui permet de passer d’un univers fantasmatique à la réalité, à l’image de l’interrupteur qui permet d’éteindre le flambeau au deuxième acte et de faire passer la vue des fenêtres d’un environnement urbain à un ciel crépusculaire, Simon Stone passe à côté du drame en le divisant en deux plans disjoints. Si tout est réflexion intérieure ou fantasme isolé de l'action, quelle place est alors laissée au véritable sentiment ? À vouloir trop élargir le propos, c’est l’œuvre elle-même qu’on finit par perdre : dans ce schémas la présence de Marke est absolument inexplicable, et si le geste d’Isolde rendant son alliance est astucieux, voire séduisant, on a tout de même l’impression de voir la montagne accoucher d’une souris. A quoi bon esquisser la possibilité d’un suicide commun pour en arriver là ? Ce faisant Simon Stone évacue toute forme de réflexion métaphysique sans pour autant entrer dans le détail d’une représentation réaliste.
Tout cela est d’autant plus dommageable que Simon Stone fait preuve d’un véritable savoir-faire scénique : la direction d’acteur est réglée au cordeau, les actions scéniques frappantes alternent avec des tableaux d’une grande beauté, on pense notamment au deuxième acte lorsque les avatars de Tristan et Isolde se fixent dans un clair de lune d’une grande tendresse. La superbe scénographie de Ralph Myers vient à l’appuis de cette attention visuelle, passant d’un intérieur cossu dominé par un décor tout en palissandre à l’acte I, à une lumineuse agence d’architecture au II, puis une rame de métro plus vraie que nature au III. Les vidéos de Luke Halls et les lumières de James Farncombe participent aussi à cette réussite scénique.
À rebours du metteur en scène, l’ensemble des musiciens comprend et maîtrise l’œuvre avec subtilité. Rendue d’autant plus crédible par une mise en scène qui fait d’Isolde une femme de son âge, Nina Stemme s’affirme comme une des plus grandes titulaires du rôle. Annoncée comme souffrant d’une « légère réaction allergique » au début du deuxième acte, rien ne transparaît d’une quelconque gêne. Puissance vocale, homogénéité du timbre sur l’ensemble de la tessiture, Stemme se glisse dans le personnage inventé par Simon Stone : femme d’expérience en crise, elle n’en demeure pas moins amoureuse et souveraine. Face à elle, Stuart Skelton est un Tristan d’envergure qui n’abuse pas d’une voix de beau métal, au contraire tout en finesse et en retenue, ses moments d’emportement (notamment les délires du troisième acte) n’en sont que plus poignants. La Brangäne de Jamie Barton est sans doute le personnage qui s’accommode le mieux de la transformation opérée par la mise en scène : devenue la « bonne copine » d’Isolde, et ostensiblement sa cadette, elle darde une voix splendide où pointe une légère acidité qui ne rend ses différends avec Isolde que plus crédibles. Pour incarner Kurwenal, Josef Wagner est un beau baryton vaillant et valeureux et enfin Franz-Josef Selig impose un roi Marke superlatif alliant l’élégance du kammersanger à la prestance opératique.
Malgré le caractère exceptionnel de cette distribution, le maître de la soirée se trouve en fosse. Le London Symphony Orchestra brille de mille feux, chaque pupitre mériterait une mention tant la qualité instrumentale est remarquable : les contrebasses assument le timbre singulier de l’instrument et assurent la dynamique sur laquelle repose cette musique, et les bois sont à la parade. Chaque solo est un bonheur de couleur et de conduite mélodique, et le public ne s’y trompe d’ailleurs pas en réservant à Maxwell Spiers (cor anglais) une ovation identique à celle obtenue par Simon Rattle lorsque celui-ci l’invite tout spécialement à se lever pour saluer. Enfin, le directeur musical du L.S.O. propose une lecture de la partition dont les qualités sont aux antipodes de la mise en scène : limpide et puissante, l’interprétation de Sir Simon Rattle ne choisit pas entre une lecture symphonique et une lecture théâtrale. Le chef britannique s’engouffre avec fougue dans une vision dionysiaque du chef d’œuvre de Wagner : il déchaîne et apaise le tempo et les passions avec une même justesse. Rattle sait mettre son luxueux orchestre en valeur, en ménageant des plans sonores parfaitement mesurés qui rendent possible une vraie dramaturgie musicale et une authentique profondeur.
Jules Cavalié
A lire : notre édition de Tristan et Isolde / L'Avant-Scène Opéra n°34-35
(Dominic Sedgwick) Melot), Nina Stemme (Isolde), Stuart Skelton (Tristan). Photos Jean-Louis Fernandez/Festival d'Aix en Provence