Elsa Dreisig (Fiordiligi), Marianne Crebassa (Dorabella), Lea Desandre (Despina), Bogdan Volkov (Ferrando), Andrè Schuen (Guglielmo), Johannes Martin Kränzle (Don Alfonso). Orchestre philharmonique de Vienne et chœur de l'Opéra de Vienne, dir. Joana Mallwitz. Mise en scène : Christof Loy. (Festival de Salzbourg, 28, 30 juillet et 2 août 2020).
Erato 0190295050320 (1 DVD). Distr. Warner. Présentation et sous-titres français.
Seule grande manifestation lyrique internationale à avoir maintenu son édition 2020, le Festival de Salzbourg a marqué son centième anniversaire en présentant deux opéras : Elektra dans la nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski et cette production de Così fan tutte de Christof Loy, d'abord donnée à Francfort en 2008. Monté en deux mois à peine, le dramma giocoso de Mozart a dû être amputé pour répondre aux règles sanitaires : réduit à 2h20 et donné sans entracte, le spectacle supprime sept numéros sur les trente et un que compte la partition. Si les deux sœurs sont épargnées, Despina perd « In uomini, in soldati », Guglielmo n'entonne pas « Donne mie » et Ferrando se voit privé de ses deux airs du deuxième acte. Dépourvue de l'équilibre suprême atteint par Da Ponte et Mozart, la pièce ainsi tronquée n'en conserve pas moins une grande partie de sa force musico-dramatique grâce à une interprétation d'un très haut niveau.
Première femme à diriger un opéra au Festival, Joana Mallwitz (34 ans) s'impose dès l'ouverture comme une cheffe inspirée qui sait fort bien imprimer sa marque par le choix d'accents et de tempi qui surprennent agréablement. D'une rare somptuosité, les Wiener Philharmoniker nous régalent par leurs cordes fabuleuses et leur merveilleux dialogue avec les chanteurs, notamment la clarinette et les cors, qui concourent à la magie d'un superbe « Per pietà ». Exceptionnelle de beauté vocale, Elsa Dreisig compte d'ores et déjà parmi les grandes Fiordiligi : à un timbre d'une ravissante juvénilité se double un art du chant consommé qui lui permet de triompher des écueils de « Come scoglio ». Fine comédienne, elle rend crédible les divers états d'âme de son personnage au cours de son parcours sinueux dans la carte de Tendre. Sa voix se mêle magnifiquement à celle de Marianne Crebassa, aux couleurs sombres, qui démontre beaucoup de caractère en Dorabella. Le vibrato est toutefois un peu gênant, de même que sa tendance à gonfler la voix. D'une rare homogénéité sur tout le registre, l'instrument d'Andrè Schuen est absolument splendide et convient bien à Guglielmo, mais il lui faudrait lui aussi mieux doser le volume sonore. À l'inverse, la délicieuse et bien chantante Despina de Léa Desandre possède un organe qui peine parfois à se faire entendre dans l'immense salle du Großes Festspielhaus. Son incarnation de la femme de chambre rouée et vénale n'en demeure pas moins irrésistible. Le ténor Bogdan Volkov campe un Ferrando extrêmement touchant, qui cisèle avec beaucoup de raffinement « Un'aura amorosa » et chacune des phrases de son rôle. Quel dommage de ne pas pouvoir l'entendre dans « Ah, lo veggio » et « Tradito, schernito » ! Aux côtés de ces cinq chanteurs ne dépassant pas la mi-trentaine, le vétéran Johannes Martin Kränzle est un Don Alfonso à la voix solide et toujours parfaitement en situation, sauf au début du trio « Soave sia il vento », où il n'arrive pas à se fondre dans la douceur des timbres féminins.
Réduit à sa plus simple expression, le dispositif scénique d'un blanc aseptisé se limite à un mur percé de deux portes et qui occupe toute la largeur de l'immense plateau, sans aucun meuble. Toute l'action se déroule donc à l'avant-scène et parfois très près de la fosse, puisqu'un escalier de quelques marches relie les deux espaces. Ce vaste pan de mur s'entrouvre au deuxième acte pour laisser deviner une nature bien discrète. Vêtus de noir, les personnages évoluent tels des pièces sur un échiquier où les cases auraient disparu, en même temps que les repères... Seuls les deux faux Albanais ajoutent un peu de couleur avec leurs tenues de vacanciers aux manières à vrai dire bien peu distinguées. Christof Loy excelle à traduire scéniquement les affres qu'engendrent les intermittences du cœur par une direction d'acteurs bien affûtée, mais en éliminant la profondeur de la scène, il finit par lasser avec les multiples courses et poursuites entre jardin et cour. Très peu « giocosa », sa vision assez austère déconcerte, entre autres, par sa conception de Don Alfonso, nettement moins cynique qu'à l'accoutumée et qu'on voit même ému aux larmes pendant « Un'aura amorosa ». On en viendrait presque à vouloir le consoler d'avoir proposé son pari à ses deux jeunes amis... On aurait aussi souhaité une fin moins simpliste que la vision réductrice montrant les deux couples initiaux reformés comme si de rien n'était. À défaut d'une mise en scène lui rendant pleinement justice, ce Così fan tutte aux mérites nombreux constitue enfin un vibrant témoignage à l'importance vitale de l'art, surtout en ces temps tourmentés.
Louis Bilodeau