Marc Mauillon (Orfeo), Yannick Bosc, Loïc Faquet et Xavier Perez (danseurs), chœur La Capella Reial de Catalunya.
« Puisqu'on peut avoir un si grand plaisir pendant deux heures, je conçois que la vie peut être bonne à quelque chose », déclarait Jean-Jacques Rousseau au sortir d’une représentation de l’Orphée de Gluck. Et ce sont bien les mots qui nous viennent aux lèvres en sortant de cet autre Orfeo, celui de Monteverdi.
Par quelles transes nous a fait passer le sorcier Jordi Savall ! Au fil de sa carrière, le chef catalan – qui affiche toujours, à près de quatre-vingt ans, ce maintien d’hidalgo, ces fins traits de Christ roman – n’a peut-être pas démontré de grandes affinités avec l’opéra ; en revanche, sa compréhension de Monteverdi, depuis son rougeoyant enregistrement des Vêpres de 1989, nous a toujours paru très intime, viscérale – et il en fait avec cet Orfeo une nouvelle démonstration. Difficile de dire à quoi tient la magie de sa lecture, qui ne passe ni par de grands gestes expressifs, ni par le maniérisme rhétorique, ni par un bouleversement des effectifs ou ornements (dont on sait qu’ils sont d’ailleurs assez strictement prescrits par la partition de 1609). Mais dès la toccata d’ouverture (distribuée entre orchestre et loges, de façon à accentuer les effets d’antiphonie), dès les premiers chœurs des bergers, on est frappé par le caractère tellurique de cette vision, à la fois archaïque, « stravinskienne» dans sa rythmique et son opposition des blocs sonores, et « moderne » dans sa respiration, d’une infinie variété : on aura rarement entendu un « Possente spirto » si justement « dirigé » (il ne l’est d’ailleurs pas constamment, les solistes instrumentaux choisissant leur tactus), bercée par une houle océanique qui le change en raga indien, et fait parfaitement comprendre l’hypnose de Charon. Qui a dit que le baroque était ennemi du legato ? Le thrène sur la mort d’Eurydice, à la fin de l’Acte II, avec son sublime duo de Bergers (formidables Victor Sordo Vicente et Gabriel Diaz !), fait passer des frissons ; et tout l’Acte IV est un modèle.
On ne le doit pas qu’à Savall, bien sûr. La Proserpine de Marianne Beate Kielland, qui paraît enrouler ses langoureuses prières autour de son époux, est d’une ensorcelante sensualité, tandis que le Pluton de Salvo Vitale, physiquement soumis et racorni, surprend par la profondeur de ses graves. Les doux Bergers des actes liminaires se sont changés en Esprits revêches : le chœur très coloré, puissamment charnel de La Capella Reial de Catalunya sait se faire aussi implacable qu’empathique. Et que dire des instruments (du Concert des Nations) ! Il faudrait au moins citer l’orgue d’une supérieure intelligence de Luca Guglielmi, la harpe liquide d’Andrew Lawrence-King, des violes bouleversantes, des cornets éclatants, des flûtes et violons qui n’hésitent pas à jouer, sur scène, en petite formation…
De la scène, parlons-en, justement. Le spectacle de Pauline Bayle se veut modeste ; au début, il ressemble même à une simple mise en place : des choristes vêtus d’intemporels et flottants habits se tiennent, face à nous, par la main, plantent quelques fleurs… On craint la mièvrerie. Mais c’est ainsi, avec justesse, que la fiction apparaît : au premier acte, dans la salle encore éclairée (notons la précision des éclairages de Pascal Noël), le public fait partie du spectacle, et les héros – des gens comme vous et moi – ne sont encore que des acteurs. Durant l’Acte II, trois excellents danseurs se mêlent aux choristes pour de juvéniles ébats et, on l’a dit, des musiciens montent sur scène : c’est un moment de fête collective. Mais peu à peu, la réalité s’éloigne, le drame coagule et l’univers devient plus inquiétant. À l’Acte III, les danseurs se transforment en troubles silhouettes chtoniennes, comme vomies du sol pour escorter Charon ; et, à l’Acte IV, nous voici plongé dans un sobre cauchemar, dominé par des silhouettes d’arbres noirâtres, évoquant Soulages, et peuplé de clones aux airs de Nosferatu. Avant que la moresca finale ne ramène la lumière et les acteurs sur les devants de scène, au terme d’un parcours sans esbroufe mais non sans émotion.
En ce qui concerne les principaux chanteurs, on a aussi fait choix de voix s’éloignant des canons du lyrique. Avouons, au risque de froisser ses nombreux admirateurs, ne pas particulièrement goûter, en général, celle de Marc Mauillon. Ténor, baryton, basse, récitaliste, madrigaliste, chef, etc., cet excellent musicien sans véritable identité vocale, qui débuta dans le répertoire médiéval et renaissant, cultive une émission ouverte, mate, jouant peu sur les résonateurs, qui tend à « trompeter » lorsqu’il l’appuie – par exemple, ici, dans les formes strophiques (« Ecco pur ch’a voi ritorno », « Qual onor di te fia degno », trop « pop », à notre goût). Il ne faut pas non plus attendre de lui une articulation dentelée des diminutions de « Possente spirto ». Non – son atout c’est l’humanité, la ferveur, une sorte de pur plaisir de l’expression chantée qui contourne les conventions ; il trouve dès lors ses meilleurs moments dans les passages déclamés, où il accepte de faire sonner ses harmoniques graves et aigus : vibrant « Rosa del ciel », poignant « Tu sei morta », déchirant « Rendetemi il mio ben », fervent « Questi i campi di Tracia », qui précède son beau duo avec l’Apollon d’une tendresse toute paternelle de Furio Zanasi.
On a apparié cet Orphée plus animal que divin à une Eurydice de même nature, une Luciana Mancini de feu, à l’émission également un peu fixe mais au phrasé irrésistible. Et c’est fort intelligemment qu’on a aussi confié à celle-ci le rôle de La Musica : la partition cyclique de Monteverdi ne suggère-t-elle pas qu’Eurydice s’est réincarnée en musique ? Sara Mingardo sera la seule ombre au tableau – mais il faut prendre ici le mot « ombre » dans ses divers sens : celle qui fut l’une des opulentes contraltos de sa génération a perdu le velours de son timbre et peine dans le rôle de la Messagère, qui ne sollicite que ses notes de passage. Pour autant, le choix est cohérent : n’est-il pas naturel que celle qui annonce la mort d’Eurydice ait la voix cassée ?
De ce spectacle coproduit par Versailles et Avignon, et donné sans entracte, on sort extasié, comme lavé ; un peu mélancolique aussi, car, si le public est conquis, il est clairsemé (consignes de sécurité obligent) : encourageons ceux qui n’ont pas eu la chance d’y assister à en guetter l’écho sur France Musique, le 3 juillet…
Olivier Rouvière
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