Lenneke Ruiten (Soprano) et Joshua Ellicott (L'Évangéliste).
Pour sa mise en scène de la Passion selon Saint Jean, reprise d’une production créée à Bilbao en 2018, Calixto Bieito a souhaité que le chœur soit constitué de chanteurs amateurs, reprenant ainsi à sa façon la tradition luthérienne qui veut que l’assemblée des fidèles se joigne aux "professionnels" dans les chorals. Mais ici, c’est également la turba, le peuple pusillanime et prompt à la violence, dont Pierre après son reniement sera la première victime, que les choristes – en tenue de ville comme les solistes – incarnent dans une œuvre où ils tiennent un rôle majeur. Si la précision des ensembles souffre un peu de ce choix, il apporte à la « représentation sacrée » une vérité et une urgence qui compensent largement quelques décalages dans les passages les plus complexes. Les chorals se révèlent quant à eux d’une parfaite homogénéité. Dans un dispositif scénique circulaire qui n’est pas sans évoquer un chœur d’église, l’orchestre est installé en deux groupes en fond de scène, ménageant un déambulatoire surélevé où régulièrement le chœur viendra se ranger. Dans l’introduction, les choristes sont encore dans la fosse, adressant leur prière à un personnage féminin ligoté, les bras en croix à l’avant-scène. On croit y reconnaître une représentation de l’âme humaine, prisonnière du péché, à qui le sacrifice du Christ doit apporter la délivrance.
Tout au long de la représentation, après que Pilate l’aura libérée de ses liens, elle viendra souvent se réfugier dans les bras du Christ, lui même sorti de la foule, et tâchera désespérément d’intercéder au moment de la crucifixion.
Dans la vision de Bieito, le Christ reste une simple figure plus qu'un être de chair. Sa crucifixion n'est que suggérée et les acteurs du drame semblent souvent en chercher la trace matérielle. Pilate, le Gentil, le païen, occupe en fait la place centrale. C’est à lui, du reste, que sont confiés les airs de basse. Dans son incompréhension et sa révolte impuissante, apparait l’agnostique qui ne perçoit dans ce sacrifice rituel que le drame humain, à moins qu'il n'y ait dans son dernier air, « Eilt, ihr angefochtnen Seelen », comme l'esquisse d'une conversion. On n’en finirait pas de détailler les éléments qui font de cette lecture une véritable analyse en profondeur des enjeux de la Passion et en restituent pleinement la dimension religieuse et le mystère. Pierre, fondateur de l'Eglise, ramasse après la crucifixion les lambeaux de la chemise du Christ et échange ses chaussures avec les siennes, quittant la scène en catimini avec ses reliques. Jésus s’ensevelit lui-même dans un sac de plastique noir que le chœur vient recouvrir de pierres dans un rituel qui évoque les funérailles hébraïques.
Si, du côté de certains solistes, on note quelques limites, elles contribuent à la crédibilité de leurs "personnages" : ainsi d'une certaine fragilité chez la soprano Lenneke Ruiten ou du ténor de Robert Murray (Pierre) qui dès son premier air parait éprouvé et manquer de ressource. L'Evangéliste de Joshua Éllicott s'impose en revanche dans des récits d'une remarquable expressivité, avec une diction pleine de mordant. Andreas Wolf pourra certes gagner en souplesse mais sa basse solide et timbrée offre une forte présence à Pilate. Réduit à quelques phrases de récitatif le Christ de Benjamin Appl n'en fait pas moins valoir une belle voix chaleureuse. La palme du beau chant revient incontestablement au contre-ténor Carlos Mena dont les deux airs « Von der Stricken » (où le remords prend l'aspect d'un prurit) et « Es ist vollbracht » (moment de pacification et de communion) sont des sommets de spiritualité. Passé un démarrage un peu poussif, dû en partie au dispositif, Philippe Pierlot reprend ses troupes chorales en mains et bien soutenu par un ensemble orchestral de haut niveau, Les Talents lyriques, conduit cette magnifique performance à bon port.
Capté sur deux soirées (10 et 11 mai) par François Roussillon, ce spectacle captivant sera visible sur Opera Vision à partir du 4 juin et pendant six mois. Une occasion de revisiter une œuvre majeure à laquelle l'approche de Calixto Bieito donne des résonances puissantes très contemporaines.
Alfred Caron
Benjamin Appl (Jésus) et Lenneke Ruiten (Soprano), photos Thomas Amouroux/Théâtre du Châtelet.