Hanns Nocker (Barbe-Bleue), Anny Schlemm (Boulotte), Werner Enders (Bobèche), Ruth Schob-Lipka (Clémentine), Ingrid Czerny (Hermia), Manfred Hopp (Saphir), Rudolf Asmus (Popolani), Helmut Polze (Le comte Oscar). Orchestre et chœur de la Komische Oper de Berlin, dir. Karl-Fritz Voigtmann. Mise en scène : Walter Felsenstein (studio, 1973).
Arthaus Musik 109436. Présentation en allemand et en français. Sous-titres allemands, anglais, français et espagnols. Distr. UVM Distribution.

 

Grand classique de la vidéographie offenbachienne, ce Ritter Blaubart de Walter Felsenstein se situe sur les mêmes cimes que La Vie parisienne de Jean-Louis Barrault, également disponible en DVD (Montparnasse). Dans les deux cas, on peut parler de miracle, tant sont rares de telles conjonctions d'intelligence et de talents mis au service d'ouvrages particulièrement difficiles à monter. Car Offenbach réclame une direction d'acteurs extraordinairement affûtée et un exceptionnel travail d'équipe pour que jamais ne se rompe l'équilibre délicat entre bouffonnerie, tendresse et critique sociale.

C'est après avoir longuement mûri son projet que Felsenstein monte sa version de Barbe-Bleue en 1963, à la Komische Oper de Berlin (qu'il a fondée en 1947). Avec une précision maniaque, il règle chaque mouvement et chaque expression pour parvenir à une espèce de ballet réglé au quart de tour. Immédiat, le triomphe se prolonge pendant vingt-neuf ans et 369 représentations que la troupe donne à Berlin, dans de nombreuses villes européennes (mais pas en France) et même à Tokyo. En 1973, Felsenstein décide d'immortaliser sa production en la filmant dans les studios de cinéma de Babelsberg, quartier de Potsdam. Le résultat est sidérant de naturel, de cocasserie... et de causticité. Après un premier acte bon enfant rappelant les pastorales du XVIIIe siècle, la cour du roi Bobèche ne saurait être plus grinçante, avec le monarque hyper névrosé de Werner Enders, qui fait irrésistiblement penser au dictateur Adenoïd Hynkel de Charlie Chaplin. Quant à l'atmosphère du laboratoire de l'alchimiste Popolani, elle se veut d'abord faussement terrifiante, puis follement réjouissante lorsque les pierres tombales s'ouvrent sur de douillets salons où se prélassent avec volupté les cinq premières épouses du seigneur Barbe-Bleue.

Si l'on fait abstraction de quelques coupures, dont la plus importante est de loin celle de l'ouverture, la partition est globalement respectée. Karl-Fritz Voigtmann sait fort bien doser ses effets et trouver le tempo juste afin de conférer lyrisme et efficacité dramatique à un spectacle qui ne compte aucun temps mort. Vêtu d'un superbe costume fantaisiste aux énormes manches bouffantes, Hanns Nocker crève l'écran dans le rôle-titre, tout en nous régalant d'une voix puissante et cuivrée. La Boulotte d'Anny Schlemm ne lui cède en rien, grâce à un magnifique timbre de mezzo et à une forte présence dramatique. L'autre vedette est l'attachant Popolani de Rudolf Asmus, extrêmement juste dans son tiraillement entre l'obéissance envers son maître Barbe-Bleue et sa forte appétence pour les plaisirs sensuels. Moins sollicités sur le plan vocal, les autres solistes s'intègrent tous de façon idéale dans une mécanique parfaitement huilée. Hilarants en courtisans perclus de rhumatismes, les choristes participent pleinement de cette réussite totale. Pour ajouter à notre bonheur, Arthaus Musik nous propose une version restaurée, dont les couleurs éclatantes nous font admirer encore davantage cette mise en scène ayant marqué les annales du théâtre lyrique.


Louis Bilodeau