Anthony Roth Costanzo (Xiao Qing), David Salsbery Fry (Le Maître), Stacey Tappan (Madame White Snake), Matthew Worth (Le Jeune Moine), Sandra Piques Eddy (La Jeune Épouse), White Snake Projects Orchestra and Chorus, Boston Children’s Chorus, dir. Carolyn Kuan (live 2016).
New World Records 80814. 1h30’. Notice en anglais. Distr. amt public relations.
Cet opéra en forme de conte bouddhique appartient à la trilogie Ouroboros, qui implique trois compositeurs dont Scott Wheeler mais une seule librettiste, Cerise Lim Jacobs. Si sa thématique initiatique suggère une parenté avec l’ancêtre mozartien La Flûte enchantée, ce Naga, créé en 2016 à Boston – le titre se réfère à un serpent mythique mais surtout au terme générique qui désigne les serpents en sanskrit – n’est cependant pas propulsé par la même dynamique dramaturgique. Aussi coloré qu’il soit, le livret sacrifie étonnamment à une vision passablement figée de l’opéra. Le long prélude qui mobilise chœur mixte et chœur d’enfants, orchestre et soli a certes le mérite de nous plonger dans un rituel dont les diverses références textuelles suggèrent la visée syncrétique, mais le décor qu’il campe sur fond didactique – la figure du serpent dans la culture et la psyché humaine – tient plutôt de l’oratorio et laisse l’action au point mort.
Dans ce paysage sonore assez luxuriant, où l’orchestre s’enrichit des timbres des saxophones et d’une guitare électrique traitée de façon plus jazz que rock, s’inscrivent naturellement les deux figures ophiques de Xiao Qing et du Serpent Blanc. Le second, qui a renoncé à sa condition surnaturelle pour éprouver les émotions humaines – le renoncement est un thème clé de l’opéra – est incarné par Stacey Tappan. C’est grâce aux qualités vocales de la soprano, dont les aigus cristallins et déliés n’obscurcissent jamais la diction, grâce également à l’écriture vocale pour laquelle opte le compositeur – peut-être influencée par Thomas Adès et son Ariel aux aigus tranchants dans The Tempest – que l’opéra s’illumine à plusieurs reprises. Avoir confié le rôle de Xiao Qing à un contre-ténor permet à Wheeler de loger dans l’entre-deux vocal que cultive Anthony Roth Costanzo la double nature d’un humain devenu serpent. Mais si les environnements orchestraux sotto voce laissent à l’interprète toute latitude pour développer un chant translucide qui nous vaut les moments les plus émouvants, les fréquentes montées en puissance le poussent vers un vibrato serré et d’une régularité presque mécanique qui rompt l’enchantement, à moins qu’il ne s’agisse d’une allusion à l’opéra de Pékin et à son vibrato codifié.
Le Jeune Moine renonçant à son épouse pour trouver le Nirvana ne pourrait mieux manifester sa stabilité mentale et sa détermination que par la voix large, solide et très chaleureuse du baryton Matthew Worth qui, hormis le moment où son personnage est sujet au délire, ce qui justifie alors un chant plus extraverti et très puissant, reste d’une humeur musicale constante et radiante. Entrevu lors du prélude mais ne faisant sa véritable entrée qu’au second acte, le Maître tient de Sarastro et s’exprime comme lui par le truchement d’une basse profonde à laquelle le bien nommé David Salsbery Fry confère toute l’autorité nécessaire, mais là encore avec un vibrato un peu excessif.
L’écriture toujours très maîtrisée laisse transparaître l’influence profonde de Britten, que ce soit dans les textures orchestrales, dans une harmonie largement consonante et souvent tonale, ou encore dans la consistance des chœurs, la parenté étant flagrante pour le chœur d’enfants. Mais dans un imaginaire musical qui se nourrit également de l’univers de la comédie musicale et de la musique de film, c’est aussi l’efficacité d’un Bernstein, d’un Sondheim ou d’un Herrmann qui se manifeste, soulignée par un White Snake Projects Orchestra dont Carolyn Kuan mobilise la réactivité. Si la matière sonore est vivante, on regrette à plusieurs reprises que l’inventivité formelle soit en retrait. Les longs airs immobilisent non seulement la dramaturgie mais suscitent aussi une musique linéaire – subissant elle-même, semble-t-il, la linéarité du livret – que l’on souhaiterait plus riche en ellipses et bifurcations. Et ces ensembles où chacun décline sa variante d’une même matrice textuelle adaptée à ses propres affects renvoient, à moins qu’une subtilité référentielle nous échappe, à des conventions que l’on pourra trouver bien académiques dans un opéra de la décennie passée. Ce Naga nous offre une belle musique, mais à laquelle manque ici la mise en scène pour que l’on puisse adhérer à la dramaturgie qui la sous-tend.
Pierre Rigaudière