Considéré comme un des livrets les plus aboutis du XVIIIe siècle, La Clémence de Titus a été mis en musique de nombreuses fois depuis l’opéra de Caldara en 1734. Mozart fut, semble-t-il, le dernier compositeur à s'y « attaquer », à l'occasion des fêtes du couronnement de l'Empereur Leopold comme Roi de Bohême en 1791, du reste non sans l'avoir fait remettre au goût du jour par Caterino Mazzolà, c'est-à-dire y avoir fait introduire des ensembles (quatuors, trios et duos) rompant ainsi la traditionnelle alternance de récitatifs et d'arias da capo qui caractérisait le genre de l'opéra séria.
Dans ce livret tant vanté qui exalte les vertus monarchiques à travers la figure de l’Empereur romain, Milo Rau, le metteur en scène de la nouvelle production genevoise, a voulu voir l'expression de la réaction face au mouvement révolutionnaire venu de France, qui commençait à secouer les bases de l'absolutisme et, plus largement, une exaltation du pouvoir, cachant la violence sur laquelle il s'appuie sous des dehors bienveillants. Dans sa vision la générosité et la magnanimité de l'Empereur sont donc une hypocrisie, et son Titus un homme politique cultivant son image face aux caméras. Pour lui, l'art et les artistes sont complices de l'exploitation des masses et de leur souffrance et, pour plus de clarté, il a placé en exergue de sa production la devise « Kunst ist Macht » (L'art est pouvoir).
Cette approche serait assez banale si sa mise en scène ne bousculait profondément la dramaturgie de l'œuvre en convoquant sur le plateau ce peuple absent de l'opéra, et en reléguant à l'orchestre le chœur dont il fait pour l'occasion le public de ce spectacle donné à huis clos. Il installe donc sur scène un ensemble de figurants choisis dans la population cosmopolite de la ville de Genève où se pressent réfugiés, blessés de la vie et marginaux de tous horizons, et en fait tout à la fois les témoins et les acteurs de second plan d'une action qui dépasse les intrigues courtisanes que raconte l'opéra. Son décor à deux faces offre l'image d'un palais et son revers, un campement de SDF jonché de détritus où figure une statue brisée de Mozart. S'il prend la peine de nous raconter l'histoire, c'est avec un regard d'une terrible crudité, et il la double d'épisodes qui en sont en quelque sorte l'envers, telle l’impitoyable répression qui suit la tentative de meurtre de Titus, jouée à vue sur le plateau. Toutefois, après la « résurrection » de Titus au cours d'une cérémonie magique conduite par deux figurantes africaines, le metteur en scène abandonne tout à fait ses personnages à leur problématique individuelle et se contente de les laisser chanter tour à tour leurs airs en se transmettant comme un relais symbolique, ce cœur qui a été arraché à un des figurants au prologue. Il préfère nous raconter en parallèle l'histoire personnelle de ces « figurants » comme il l'avait fait de celle des interprètes dans les premières scènes. Le final conforme au livret, déjà vu en guise de prologue, marque un « retour à la normale » tandis que sur l'écran en fond de scène, où l'action a été en permanence commentée et prolongée, défile un ensemble de réflexions d'un terrible pessimisme sur la fin de notre civilisation.
Cette mise en scène, d'une incroyable densité, n'exclut pas une approche musicale de haut niveau et doit beaucoup à une distribution totalement impliquée où se distingue singulièrement le magnifique Sesto de la mezzo-soprano Anna Goryachova, belcantiste hors pair, vibrante de passion et d'engagement. À Vitellia, Serena Farnocchia offre sa voix de soprano dramatique mordante avec un rien d'acidité dans l'extrême aigu qui contribue à la caractérisation de son personnage vindicatif. Cecilia Molinari donne à Annio une subtile musicalité et la Servilia de Marie Lys touche par le naturel et la grâce de son chant. La basse profonde et stylée de Justin Hopkins complète ce plateau remarquable. La haute-contre de Bernard Richter n'est peut-être pas la voix idéale pour le rôle de Titus mais il assume avec beaucoup d'autorité son personnage, malgré un aigu un peu droit qui laisse entendre parfois quelques problèmes d'intonation. Dirigeant l'orchestre de la Suisse romande depuis le pianoforte, le jeune chef russe Maxim Emelyanychev donne une lecture de la partition où se sent l'influence du courant baroque dans des phrasés très vivants parcourus d'appoggiatures et de variations qui répondent à celles des solistes, unifiant le discours orchestral et les récitatifs par l'omniprésence du pianoforte, malgré les nombreuses ruptures qu'impose le rythme théâtral. À coup sûr, cette étonnante production, la première mise en scène lyrique de Milo Rau, spécialiste du théâtre documentaire, ne sera pas du goût de tout le monde et on se demande comment elle eût été reçue par le public genevois si elle avait été présentée dans des conditions normales, tant sa dimension politique et la radicalité de sa vision peuvent paraître dérangeantes pour un spectateur qui n'attendrait de l'opéra qu'un plaisir esthétique purement hédoniste.
Alfred Caron
Spectacle visible en replay sur la chaîne du Grand théâtre de Genève jusqu'au 28 février et sur Mezzo HD.
À lire : notre édition de La Clémence de Titus : L’Avant-Scène Opéra n° 226
Anna Goryachova (Sesto) et Bernard Richter (Titus)
Photos : Carole Parodi