Ludovic Tézier (Athanaël) et Marina Rebeka (Thaïs)


Le spectateur arrivant en avance devant les marches du Casino de Monte-Carlo sera tenté d’aller contempler la mer en contournant le bâtiment par sa droite. En chemin, il pourra apercevoir, perché en haut de son piédestal, le buste de Jules Massenet, prenant lui aussi la lumière du soleil, entre les ombres portées de deux palmiers. Hommage offert au compositeur moins de deux ans après sa mort par la ville où pas moins de sept de ses ouvrages furent créés. Fin connaisseur de l’histoire de la maison qu’il dirige, Jean-Louis Grinda fait pour chaque saison place à ce répertoire français de la seconde moitié du XIXe siècle, dont les représentations monégasques participèrent de manière significative à le consacrer sur la scène lyrique internationale. Œuvre trop rare, Thaïs n’avait pas été présentée à Monte-Carlo depuis soixante-dix ans. C’est peu dire que tout a été mis en œuvre pour lui assurer un retour en beauté.

Par une habile maîtrise de la dramaturgie, Louis Gallet et Massenet donnent d’abord à voir Thaïs à travers les fantasmes érotico-religieux du moine Athanaël. Cause du péché et de la débauche en Alexandrie, objet d’un désir halluciné et proie pour la conversion, le cénobite se nourrit de cet aveuglement. Or dès ses premières interventions, Thaïs apparaît différemment au spectateur : courtisane, elle ne vit cependant pas pour le plaisir et déplore cette liberté sans souveraineté, à laquelle il manque un sens plus profond. Dès lors, la rencontre avec Athanaël est une succession de malentendus incandescents qui deviennent manifestes dans le duo final : alors que Thaïs meurt en priant, bienheureuse d’accéder à la vie éternelle, le moine se laisse aller à l’expression du désir charnel refoulé depuis si longtemps.

Pour incarner ce couple désaccordé, où chacun évolue à contretemps de l’autre, à l’exception du duo de la scène de l’oasis « Baigne mes mains », Marina Rebeka et Ludovic Tézier forment un tandem superlatif. La soprano lettone passe de l’autorité de la courtisane en majesté à l’introspection de la femme qui doute, en modulant la couleur du timbre, du brillant au diaphane, tout en conservant un legato et un phrasé d’exception, soutenu par une excellente diction française. Ainsi, même les aigus astringents n’entravent pas le mystère du personnage.

Face à elle Ludovic Tézier est un Athanaël d’exception. Le baryton restitue la complexité du personnage avec évidence et limpidité. Jeune moine effronté et ambitieux face à Palémon, pressé de faire ses preuves comme homme de Dieu, le baryton déploie toutes les nuances d’une palette où extase religieuse côtoie séduction, autorité et brutalité. Tézier nous livre un Art du souffle à la manière de L’Art de la fugue de Bach, usant avec justesse de multiples possibilités de variation. La partition porte régulièrement le chant sur le passage de la voix, cette bascule délicate entre voix de poitrine et voix de tête, mais peu importe au baryton qui en fait un atout. Ludovic Tézier compose ainsi un personnage subtil : Athanaël est une eau dormante où affleurent à la surface les contradictions réprimées et le désir refoulé. Pas de brutalité gratuite ici, mais une pudeur inquiétante qui dissimule des fêlures abyssales. Ce faisant il donne une leçon de « style Massenet » : la clarté rhétorique du chant se fond dans une ductilité permanente, une sensualité retenue qui ménage des effusions d’autant plus saisissantes qu’elles sont rares.

Jean-François Borras campe un très beau Nicias, auquel il manque néanmoins un peu de corps (mais est-ce peut-être une illusion acoustique du fait de la proximité des deux interprètes déjà évoqués ?). Voix vaillante et claire, phrasé irréprochable, le chanteur peine toutefois à proposer un véritable personnage. À ses côtés, les esclaves Crobyle et Myrtale, interprétées par Cassandre Berthon et Valentine Lemercier, forment un duo de luxe au lyrisme suave pour parfaire le tableau d’une Alexandrie opulente et viveuse. Philippe Kahn et Marie Gautrot (Palémon et Albine) sont des religieux de bonne tenue, et les interventions de Vincenzo Cristofoli (un Serviteur) et de Jennifer Courcier (la Charmeuse) ne déparent pas cet excellent plateau vocal.

En fosse, Jean-Yves Ossonce a initié la leçon stylistique : l’orchestre scintille de toute une gamme de couleurs propre à Massenet. Ancré dans la tradition romantique, le compositeur use aussi d’harmonies rares sans en appuyer l’utilisation, parsemant ainsi sa partition d’éclairages différents sans segmenter le discours musical. Le chef d’orchestre réalise avec fluidité ce continuum musical dont les articulations demeurent sous-jacentes mais bien réelles, charpentant le « naturel » rêvé par l’école française au tournant des XIXe et XXe siècles.

La mise en scène de Jean-Louis Grinda frappe d’abord par son respect scrupuleux du livret, sans peur d’être tout à fait littéral. Par exemple, le rideau se lève à l’endroit exact indiqué par la partition, prodiguant le plaisir d’une introduction à rideau fermé – chose devenue si rare. Il révèle alors le décor de la Thébaïde, une sombre grotte d’où l’on aperçoit le désert aux lumières changeantes. Ainsi, dès l’abord, le décorateur Laurent Castaingt annonce la couleur : le noir. Les tableaux se succèdent déclinant les palettes de noir à la manière de Pierre Soulages. Le palais de Nicias est d’un noir brillant, lumineux, au contraire dans la scène de l’oasis l’éclairage même devient noir. Les lumières, signées par le décorateur, et les belles et discrètes vidéos de Gabriel Grinda rehaussent ce somptueux décor. Dans ce dispositif scénique si chargé de sens, la direction d’acteurs millimétrée de Jean-Louis Grinda fait mouche. Déplacements et gestes s’accordent à la fois à l’humanité des personnages et aux mouvements de la musique. En outre, la littéralité de la proposition scénique a ses vertus quand elle signifie une lecture attentive de la musique et du livret. En effet, lors de la Méditation, au milieu du deuxième acte, le metteur en scène choisit de montrer le meurtre de Thaïs étouffée par Athanaël avec le bâton de pèlerin dérobé à Palémon au premier acte. Meurtre symbolique de la courtisane nécessaire pour la conversion, ou meurtre littéral faisant place à un troisième acte sous forme d’hallucinations du moine conduisant Thaïs au couvent ? La présence continue du cadavre de Thaïs sur scène après la Méditation semble accréditer la seconde hypothèse. Toutefois, que le meurtre soit symbolique ou non, cette scène souligne la responsabilité d’Athanaël dans la mort de Thaïs : son désir de possession physique, sa volonté d’être tout pour elle sous le prétexte de la religion, le conduisent naturellement à imposer les sévices (la longue marche ininterrompue dans le désert) par lesquels il l’assassine. Athanaël la tue parce qu’elle est femme et qu’à ce titre il veut la posséder absolument ; le spectateur contemporain reconnaît ici un féminicide.

Ainsi, la mise en scène classique et littérale n’empêche pas la représentation de résonner avec une triste justesse contemporaine, d’autant plus crédible qu’elle est servie par de grands interprètes.

Jules Cavalié


À lire : notre édition de Thaïs : L’Avant-Scène Opéra n° 109



Marina Rebeka (Thaïs) et Ludovic Tézier (Athanaël)
Photos : Alain Hanel/OMC