Depuis maintenant un peu plus de vingt ans, l'homme de théâtre québécois Robert Lepage consacre une partie importante de son énergie créatrice à la mise en scène d'opéra. Son coup d'essai - Le Château de Barbe-Bleue et Erwartung à la Canadian Opera Company de Toronto en 1993 - fut un véritable coup de génie qui préludait aux réussites absolues que furent The Rake's Progress (2007), Le Rossignol et autres fables (2009) et The Tempest (2012). Après s'être fait proposer de mettre en scène le Ring à Milan, Paris, Toronto, en Espagne ou au Japon, Lepage se laissa finalement convaincre par l'actuel directeur du Met, Peter Gelb, pour ce projet colossal que le public new-yorkais et celui de centaines de cinémas à travers le monde allaient pouvoir découvrir de l'automne 2010 à l'hiver 2012. Gigantesque, la production allait défrayer la chronique et marquer les annales de l'auguste maison en raison surtout de la fameuse « Machine » aux 24 pales qui constitue le décor des quatre opéras et dont le poids nécessita de renforcer la scène du Met. C'est le récit de cette entreprise fascinante que propose le directeur de production Bernard Gilbert, qui en relate la genèse dans cet ouvrage qui se veut à la fois une introduction à la Tétralogie de Wagner et le journal minutieux d'une aventure tantôt exaltante, tantôt terriblement anxiogène qui s'échelonne de 2005 à 2012. Car l'auteur ne dissimule ici aucune des difficultés parfois presque cauchemardesques dont fut ponctuée la préparation de ces spectacles : course perpétuelle contre la montre, temps insuffisant de répétition, problèmes récurrents d'ordre informatique, tableau final raté lors de la première de L'Or du Rhin, défection de collaborateurs de Lepage, bruits indésirables engendrés par les pales... Sans parler de la maladie de James Levine, remplacé en cours de route par Fabio Luisi, et des désistements successifs de Ben Heppner puis Gary Lehman, qui cédèrent finalement le rôle de Siegfried à Jay Hunter Morris.
À la lecture de ces pages, on comprend que la tâche n'a pas toujours été facile pour Robert Lepage, metteur en scène intuitif à qui on reproche souvent d'être plus intéressé par l'aspect technique de la scénographie que par la direction d'acteurs. Ainsi, Bryn Terfel (Wotan) et Jonas Kaufmann (Siegmund) le harcelaient de questions pour comprendre les raisons de leurs gestes et déplacements sur scène. En dépit des tensions parfois fortes que l'on devine ici ou là entre les chanteurs et l'équipe de production, il semble que les membres de la distribution se plièrent dans l'ensemble sans trop de mauvaise grâce aux désirs de Lepage et apprivoisèrent progressivement un espace scénique des plus inusités. Si l'ouvrage s'apparente parfois à une sorte d'apologie du travail de Lepage, l'auteur n'en perd pas pour autant tout sens critique et reconnaît par exemple que L'Or du Rhin est plombé par une technologie encore mal maîtrisée. Il considère aussi que les retransmissions au cinéma ne rendent que très imparfaitement justice à cette production, où les projections vidéo revêtent une importance capitale.
Complément au superbe documentaire Wagner's Dream qui accompagne l'édition DVD du Ring de Lepage, ce livre est un témoignage précieux sur le processus de création d'un artiste hors du commun, qui a voulu présenter par des moyens extrêmement sophistiqués une vision très illustrative, voire quasi enfantine, d'un univers qu'il ne cherche pas à réinterpréter en une lecture savante, et dont certaines images (comme la descente au Nibelheim ou l'entrée des dieux au Walhalla) nous hanteront longtemps.
L.B.