Chantal Santon Jeffery (L’Amour), Katherine Watson (Zéphire), Judith van Wanroij (Daphné), Katia Velletaz (Hylas, Lucile, Dircé), Éléonore Pancrazi (Béroé, Julie), Thomas Dolié (Thersandre, Adherbal, Ovide), Purcell Choir, Orfeo Orchestra, dir. György Vashegyi (2019).
Glossa 924 009 (2 CD). 2h36. Notice en français. Distr. Harmonia Mundi.
Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) est davantage passé à la postérité pour ses sonates, motets, cantates et autres danses villageoises que pour ses opéras. Dans les années 1990, Hervé Niquet enregistra plusieurs de ces divertissements, ainsi que deux de ses trois ouvrages lyriques, l'hilarant Don Quichotte chez la duchesse (1743) et la pastorale Daphnis et Chloé (1757). Restait à découvrir le plus ancien et le plus ambitieux : le ballet en un prologue et quatre entrées Les Voyages de l'Amour (1736). Avec ce premier titre conçu pour l'Académie royale de musique, Boismortier marchait sur les brisées de Rameau : la seconde version des Indes galantes (celle qui contient Les Sauvages) était parue sur la même scène seulement deux mois plus tôt. Les thèmes des deux œuvres sont similaires puisque toutes deux passent en revue la façon dont on aime en différents endroits : Rameau nous faisait visiter des pays exotiques, Boismortier nous conduit successivement au Village, à la Ville et à la Cour. Mais le livret du jeune Leclerc de La Bruère (futur librettiste de Dardanus) affiche une originalité, dans le genre discontinu du « ballet à entrées » : le protagoniste, l'Amour lui-même, y paraît dès le prologue et revient, avec son complice Zéphire, au fil de tous les « actes ». Des « actes » (ou entrées), nous en entendons d'ailleurs six en tout, ici, puisqu'on nous offre les deux versions conservées de l'acte II – la première plus dramatique, avec son impressionnante scène de divination, la seconde plus mélancolique. Si le spirituel livret de La Bruère finit par se répéter et si Boismortier n'a pas le sens des grandes formes, les mélodies et rythmes coulent en flots ininterrompus, relevés par une instrumentation aux couleurs tantôt franches (les airs avec hautbois de Zéphire), tantôt vaporeuses (le « sommeil » et ses flûtes).
La direction souple et élégante de Vashegyi, les sonorités suaves et rondes de son Orfeo Orchestra servent au mieux cette partition rococo. Mais, tandis qu'à la création le rôle de l'Amour fut interprété par une haute-contre (Jélyotte !) et celui de Zéphire par une taille, le chef hongrois a préféré les confier à deux dessus, comme le suggère la partition – ce qui confère moins de variété à l'ouvrage, désormais dévolu à cinq (mezzo-)sopranos et un baryton ! En outre, malgré quelques éclats d'argent, les deux sopranos les plus aiguës ne convainquent guère : Santon Jeffery a beau enregistrer à tour de bras, sa voix reste mal assise, instable aux extrêmes (cruelle ariette finale), tandis que celle de Velletaz manque de corps. Les phrasés plus étales et épanouis de van Wanroij et Watson – confrontées à des rôles plus centraux –, reposent agréablement l'oreille et relèvent davantage du bel canto. C'est surtout la mezzo Pancrazi qui nous séduit, dans les vigoureuses parties de l'impudique nourrice Béroé et de l'impérieuse princesse Julie, auxquelles elle confère un vrai relief. Superbe métal de Dolié (plein d'autorité en Devin et de truculence en Ovide, personnage traité avec beaucoup d'humour), mais, si la justesse polyphonique du Purcell Choir est remarquable, il lui faut encore travailler les sonorités et appuis de notre langue.
Olivier Rouvière