Giulia Semenzato (Anquises), Alicia Amo (Eumene), Natalie Pérez (Venus), Eva María Soler Boix (Diana), Amalia Montero Neira (Brújula), Yannick Debus (Títiro), Javier Dotú (le Narrateur), Los Elementos, dir. Alberto Miguélez Rouco (2019).
Glossa 922520 (2 CD). 2h07. Notice en français. Distr. Harmonia Mundi.
Le terme de « zarzuela » fait référence au Palacio de la Zarzuela (« Palais de la ronceraie ») du roi Philippe IV, où naquit officiellement ce type de spectacle - mais il est aussi utilisé en cuisine pour désigner un plat mêlant fruits de la mer et de la terre. Ce mot évoque, en fait, le mélange, puisque, dès l'origine, sous l'égide des dramaturges Lope de Vega et Pedro Calderón, la zarzuela mêle la déclamation au chant, styles élevé et populaire, tragique et comique. Si elle connut son apogée au XIXe siècle (se rapprochant alors de l'opérette), au XVIIIe, elle marie sans complexe la tradition musicale espagnole (seguidillas, cuatros) aux plus folles envolées de l'opéra napolitain. José de Nebra (1702-1768), par ailleurs réputé pour son austérité de mœurs, brille particulièrement dans ce genre frivole, au prétexte souvent mythologique. Ici, le prétexte est particulièrement mince : le joli berger Anchise (futur père de Pâris) se voit courtisé par trois dames - les déesses rivales Vénus et Diane, et la nymphe Eumène, pour laquelle il optera...
Tous les personnages, selon une tradition qui considérait le chant comme indigne de l'homme, sont campés par des (mezzo-)sopranos - à l'exception du gracioso (valet comique), interprété par un excellent baryton, qui met le feu dans un tonique fandango, nous faisant regretter de l'entendre si peu. Mais ces dames sont, pour leur part, si brillantes ! En première partie, on remarque surtout l'Eumène émue et déliée d'Alicia Amo (fantastique air de tempête « El bajel que no recela »), qui, en seconde partie, cède la préséance à la Vénus ombrageuse et mordante de Natalie Pérez (laquelle a droit à deux féroces arie di sdegno). Diane, pour sa part, est dévolue à un timbre plus mat, androgyne, la servante Brújula s'avère évidemment plus populaire et astringente, et seul le rôle d'Anchise, délicieusement chanté au demeurant, nous semblerait mériter un timbre plus sombre. À la tête d'un ensemble coloré et équilibré, le jeune Alberto Miguélez Rouco s'avère aussi sensible et nuancé dans les airs (très travaillés sur le plan dynamique) qu'expressif et théâtral dans les récits accompagnés (où les instrumentistes ne rechignent pas à désaccorder ou violenter leurs instruments). Le formidable quatuor qui clôt la première partie de l'ouvrage suffira à démontrer l'aisance contrapuntique et ludique d'un compositeur ayant parfaitement assimilé la leçon de Pergolèse et la vivacité comme la précision de la baguette.
Reste un détail qui a apparemment fait tiquer les amateurs : comme l'opéra-comique, la zarzuela comporte des dialogues parlés, qu'il est aussi difficile, au disque, de supprimer que d'enregistrer intégralement. Ici, on a opté pour la solution du narrateur (un acteur à la voix mâle et à la diction superlative, qui ravira les hispanophones) : c'est donc le personnage de Títiro qui nous conte les aventures de son maître, un peu comme, autrefois, Gérard Philipe nous racontait Pierre et le Loup. Le procédé, qui permet de nombreux inserts de récits, reprises et chœurs ravissants (à deux pupitres, seulement, les sopranos étant deux fois plus nombreuses que les ténors), nous a paru parfaitement fonctionner.
Les zarzuelas de Nebra sont décidément vernies : voici donc un troisième excellent enregistrement à placer aux côtés des non moins réussis Viento es la dicha de Amor par Coin (Valois, 1996) et Iphigenia en Tracia par Moreno (Glossa, 2010).
Reste à graver une ultime zarzuela (conservée) de l'auteur : qui s'y colle... ?
Olivier Rouvière